Birmanie : un désastre écologique en cours
Voici un article paru sur le site : les amis de la terre en octobre 2006, qui nous aide à comprendre pourquoi la catastrophe qui vient de frapper la Birmanie a fait tant de victimes:
http://www.amisdelaterre.org/Birmanie-un-desastre-ecologique-en.html
Par Gwenael Wasse
1. Une biodiversité exceptionnelle
2. Du fait de la déforestation, de lourdes menaces sur les écosystèmes forestiers...
3. ...sur la biodiversité animale...
4. ...et des conséquences écologiques et humaines potentiellement dramatiques à long terme
5. Une politique environnementale très insuffisante
La Birmanie est riche d’un patrimoine naturel exceptionnel qui en fait une zone d’intérêt écologique mondial, au carrefour de l’Asie du Nord, du Sud-Est, et du sous-continent indien.
S’étirant sur environ 1000 km d’est en ouest et 2000 km du nord au sud entre les 29ème et 10ème parallèles Nord, le pays est à la fois côtier et montagnard (le plus haut sommet, le Hkahabo Razi, culmine à 5881 mètres), tropical et tempéré. Cette diversité géographique et climatique permet la coexistence sur son territoire d’écosystèmes très variés : récifs coralliens, mangroves, forêts tropicales humides ou sèches, forêts tempérées, forêts d’altitude sur les contreforts de l’Himalaya...
Cette mosaïque de milieux abrite un très grand nombre d’espèces végétales et animales, avec un taux d’endémisme très élevé. Cette richesse vaut d’ailleurs à la Birmanie d’être incluse au cœur du « point chaud » indo-birman, parmi les 34 régions du globe jugées remarquables du point de vue de leur biodiversité par l’ONG Conservation International . Entre autres groupes, la diversité en mammifères, en oiseaux et en reptiles y est considérée comme extrêmement élevée.
Cette diversité caractérise notamment les écosystèmes forestiers. Entre autres, on trouve ainsi en Birmanie des forêts caducifoliées mixtes (40% de la couverture forestière, autour de la zone centrale sèche), des forêts tempérées ou d’altitude (26%, dans le Nord et les zones montagneuses), des forêts sempervirentes humides (16%), des forêts sèches (10%, dans les zones de plaine du centre du pays), des forêts de diptérocarpacées (5%), ainsi que des mangroves (4%) et des forêts littorales. La diversité forestière générale est très élevée : ainsi les associations des trois et des dix espèces d’arbres les plus courantes ne représentent respectivement que 11,2% et 19,5 % de la croissance forestière, ce qui est particulièrement remarquable à l’échelle mondiale, y compris comparativement aux autres pays d’Asie du Sud-Est ou tropicaux.
Outre le teck, les autres espèces de bois dur de grande valeur marchande sont le pyinkado (ou bois de fer, Xylia dolabriformis), le padauk (ou bois de rose, Pterocarpus macrocarpus) et le kanyin (ou keruing, Dipterocarpus spp.), rencontrées également dans les forêts mixtes, ainsi que le bouleau (ou xinanhua, Betula spp.) le nanmu (Phoebe zhennan) et l’érable (Acer mono) dans les forêts du Nord, et l’if (Taxus mairei), le cèdre (Thuja spp.) et le pruche de Chine (Tsuga chinensis) pour les bois tendres de moindre valeur.
Au total, il est estimé que la Birmanie abrite environ 7000 espèces végétales (dont 1071 endémiques et 1347 arbres), plus de 1000 espèces d’oiseaux, environ 400 de reptiles et d’amphibiens, et plus de 300 mammifères. Parmi ces derniers, de nombreuses espèces sont remarquables : ainsi le tigre, l’éléphant d’Asie, la panthère nébuleuse (Neofelis nebulosa), l’ours noirs d’Asie (Ursus thibetanus) et l’ours malais (Helarctos malayanus), le gaur et le banteng (gros bovidés sauvages), les muntjacs et les sambars (cervidés), ou encore le dauphin de l’Irrawaddy (Orcaella brevirostris) et le panda rouge (Ailurus fulgens) pour les plus rares et menacés. Quelques individus (exceptionnellement rares) de rhinocéros de Java (Rhinoceros sondaicus) et de Sumatra (Dicerorhinus sumatrensis) vivraient encore également dans le sud du pays à proximité de la frontière thaïlandaise, dans les zones riches en teck.
En Birmanie, des écorégions d’intérêt mondial
Certains écosystèmes particuliers à la Birmanie sont aussi jugés remarquables, considérés à ce titre comme appartenant aux 200 écorégions d’intérêt primordial par le World Wide Fund (WWF).
Ainsi les régions montagneuses de l’extrême Nord (Etat du Kachin) forment une des zones les moins explorées du monde en raison de son accès difficile, et de ce fait également l’une des mieux préservées. La biodiversité y est exceptionnelle. L’ONG Conservation International considère la région s’étendant sur le Nord de la Birmanie et le Sud de la Chine (point chaud dit du South Central China, qui chevauche à cet endroit celui de l’Indo-Birmanie) comme très probablement la zone tempérée la plus riche en biodiversité au monde, notamment en ce qui concerne les végétaux. Le taux d’endémisme est très élevé dans les forêts primaires qui s’y épanouissent. Les scientifiques y découvrent régulièrement des espèces non répertoriées, tel un nouveau spécimen de pomathorin (oiseau du genre Jabouilleia) fin 2005, ou le muntjac de Putao (Muntiacus putaoensis) en 1997. Ce dernier, le second plus petit cervidé au monde, n’est rencontré que très localement dans la zone de Naung Mung, sur les contreforts de l’Himalaya.
Cette richesse caractérise aussi les forêts de la région du Shan (Est du pays) qui s’étendent également sur toute la partie septentrionale de l’Indochine et jusqu’au sud de la Chine (province du Yunnan). A la frontière entre l’Asie tropicale et sa partie septentrionale paléarctique , elles sont le refuge d’une flore et d’une faune extrêmement variées. Enfin plus au sud, le long de la frontière thaïlandaise, les écosystèmes forestiers plus humides des états frontaliers (Karen et Karenni) présentent eux aussi des caractères écologiques de très grand intérêt.
Ces régions sont caractérisées par un climat particulier, où la période de mousson asiatique chaude et humide alterne avec une saison fraîche et plus sèche. Ce phénomène est renforcé localement par plusieurs autres facteurs : l’altitude, la topographie locale, et la situation du pays, à la fois traversé par le tropique du Cancer et proche du massif himalayen. Cette combinaison est responsable de la richesse écologique de ces zones, ainsi que de celle de tout le pays d’une façon plus générale.
Ces même conditions permettent également au teck (Tectona grandis) de s’épanouir en tant qu’une des espèces d’arbres dominantes dans toutes les zones de basse et moyenne altitude d’une grande partie de la Birmanie.
Un patrimoine encore relativement préservé
Cet exceptionnel patrimoine naturel birman est resté dans l’ensemble encore relativement bien préservé, notamment en comparaison des autres pays de l’Asie du Sud-Est. Selon la FAO, les forêts représentaient 49% de la surface totale de la Birmanie en 2005 (soit environ 32,2 millions d’hectare), ce qui est plutôt un chiffre élevé en valeur absolue et comparativement à d’autres pays de la région. Si les forêts du Laos, de Malaisie et du Cambodge couvrent des surfaces relatives plus grandes (respectivement 69%, 63%, 59%), d’autres pays voisins présentent en revanche des chiffres largement plus faibles : ainsi le Vietnam (39%), la Thaïlande (28%), les Philippines (24%), l’Inde (22%), la Chine (21%) ou encore le Bengladesh (6%).
En effet, si certains des pays de la zone asiatique ont connu un très fort développement économique et démographique à partir des années 1980, cette croissance effrénée s’est souvent soldée par une dégradation des écosystèmes naturels et une forte érosion de la biodiversité. C’est notamment le cas de la Thaïlande, dont les forêts ont énormément souffert d’une surexploitation inconsidérée. Ainsi dans la péninsule sud-occidentale (partagée dans sa partie Nord avec la Birmanie), où elles ont quasiment disparu malgré l’interdiction nationale d’exploitation des forêts naturelles (i.e. non plantées) promulguée en 1988. La Chine a également interdit en 1998 l’exploitation des forêts naturelles sur tout son territoire, en raison notamment des inondations catastrophiques que celle-ci entraînait.
Des forêts primaires d’enjeu biologique primordial pour l’humanité
La caractéristique principale des forêts birmanes est surtout qu’elles sont majoritairement primaires dans les zones les plus isolées, c’est-à-dire n’ayant jamais subi de perturbations anthropiques majeures. Si les statistiques de la FAO ne permettent malheureusement pas d’obtenir de chiffres suffisamment précis à ce sujet, une publication parlait en 1997 de la Birmanie comme abritant « une des plus grandes forêts primaires au monde ». Ce constat est communément admis par la communauté scientifique, qui y voit une des zones les moins explorées du globe. Selon le World Ressource Institute (WRI), en 1998, la Birmanie abritait la moitié des forêts primaires de toute l’Asie du Sud-Est.
La raison de ce constat est simple, et recoupe logiquement celles de l’exceptionnelle biodiversité du pays : la conjonction de la topographie escarpée des zones montagneuses frontalières de l’Ouest, du Nord et surtout de l’Est (Etats Kachin, Chin, Shan, Karen et Karenni notamment) et du déficit en infrastructures de base, a aboutit au fil des décennies à un véritable enclavement de ces zones par rapport au reste du pays. Qui plus est, la Birmanie étant majoritairement rurale et peu industrialisé, les régions extérieures sont restées littéralement à l’écart de tout développement économique depuis l’époque de la colonisation britannique. Si les conséquences en sont parfois très lourdes pour les populations locales, les écosystèmes forestiers en ont largement bénéficié, et sont parfois restés totalement indemnes de toute perturbation.
Des zones quasiment inexplorées, refuge d’une faune exceptionnelle
Le WWF parle ainsi des collines du sud de l’état Chin comme « inexplorées d’un point de vue écologique », des montagnes du Kayah-Karen comme « inexplorées et réservant encore des surprises sur le plan biologique », des forêts du Kachin comme « largement inconnues », des forêts subtropicales du nord du pays comme « une des zones les moins explorés au monde » et où « d’autres espèces de mammifères attendent probablement d’être découvertes », ou encore des forêts tempérées du nord comme « inexplorées depuis les expéditions Kingdon-Ward de 1921,1930 et 1952 ».
C’est ce bon état relatif des écosystèmes de certaines régions birmanes qui y permet encore la survie d’importantes populations de grands mammifères, bien qu’elles soient de plus en plus menacées. Ces derniers sont généralement considérés comme de bons indicateurs de l’état de santé général des écosystèmes dans lesquels ils vivent, du fait de leur situation au sommet de la chaîne trophique et de la grande taille de leur domaine vital.
On y trouve ainsi parmi les dernières importantes populations sauvages de tigres et d’éléphants d’Asie, deux espèces parmi les plus menacées au monde classées sur la liste rouge de l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN) et protégées par la Convention de Washington (CITES). Toujours selon le WWF, les forêts du Tenasserim constituent « un des meilleurs habitats encore intacts et essentiels à la survie des éléphants d’Asie et des tigres dans la région Indo-Pacifique ». C’est également vrai en ce qui concerne le tigre des montagnes de l’Etat Karen.
Cependant, malgré cet état des lieux encore plutôt positif, l’avenir est très sombre pour le patrimoine naturel birman. En raison de sa richesse en ressources naturelles et notamment en bois précieux (dont le teck en premier lieu du fait de sa très grande valeur commerciale), la forêt birmane est en effet exploitée de façon très intense depuis plusieurs décennies, surtout depuis la fin des années 1980.
Selon la FAO, le taux de déforestation en Birmanie est un des plus élevés de l’Asie du Sud-Est. C’est ainsi 1,4% de la couverture forestière du pays qui disparaît chaque année au rythme actuel. Sur la période 1990-2000, 5,2 millions d’hectares de forêts ont ainsi disparu, soit une moyenne de 520000 ha par an (environ 3% de la surface forestière française par an, à titre comparatif). Si le taux de déforestation est plus élevé dans d’autres pays également très riches en forêts primaires, comme par exemple l’Indonésie (2% par an), il est toutefois mathématiquement évident qu’à ce rythme les forêts primaires birmanes auront totalement disparu d’ici quelques décennies, alors même qu’elles sont encore très méconnues.
Le taux exact est cependant très difficile à établir précisément, en raison de l’absence de statistiques fiables et transparentes dans ce pays aussi fermé que corrompu. Ainsi, la Birmanie est un des seuls pays d’Asie du Sud-Est dont les chiffres de l’évolution de la superficie des forêts primaires n’apparaissent pas dans l’évaluation de l’état des forêts publié par la FAO en 2006, alors même qu’il en abrite parmi les plus riches au monde.
La situation est déjà très grave dans les zones centrales du pays, qui sont les plus accessibles. Le WWF note que « la végétation primaire a été pratiquement éliminée en dessous de 2500 mètres dans le centre et le Nord de la Birmanie ». Idem pour les forêts marécageuses de la vallée de l’Irrawaddy : « la plupart des forêts originelles ont été détruites » du fait de l’exploitation forestière, de l’expansion agricole, des coupes de bois de chauffe et d’autres activités commerciales. C’est aussi le cas des forêts humides caducifoliées de la vallée de l’Irrawaddy, où les forêts ont été « exploitées depuis des siècles » et où la « conversion des espaces forestiers en zones agricoles est prévalente ».
En plus de cette déforestation « nette », l’exploitation des écosystèmes forestiers entraîne également une dégradation considérable de leur qualité écologique. La productivité biologique moyenne des forêts birmanes a ainsi spectaculairement chuté de 145 m3 par hectare en 1990 à 33 m3 par hectare en 2000 (soit une diminution de plus de 78% en 10 ans), tandis que dans le même temps la biomasse aérienne a chuté de 217 tonnes à 57 tonnes par hectare (soit une diminution de plus de 73%).
Des pressions humaines considérables, en lien avec le contexte politique birman
Globalement, la majorité des écosystèmes forestiers birmans sont soumis à de très fortes pressions anthropiques. En 2005 ce sont ainsi 31,373 millions d’hectares de forêts naturelles (sur 32,222 millions, soit 97%) qui sont considérés comme « modifiés » par la FAO, c’est-à-dire qui présentent des « signes visibles d’activités humaines ».
Des mécanismes socio-économiques « classiques » dans les pays en voie de développement en sont souvent la raison, en particulier la conversion des sols à l’agriculture et la coupe de bois de chauffe dans les zones centrales du pays plus densément peuplées. Ce dernier phénomène a ainsi représenté 90% des coupes totales de bois en Birmanie en 2005, avec 35,6 millions de m3 sur un total de 39,8 millions de m3. De même, la Birmanie est le pays dont les écosystèmes forestiers sont les plus affectés au monde par les feux, avec 6,5 millions d’hectares concernés par an.
Cependant, ces deux phénomènes sont fortement corrélés au contexte politique et socio-économique général du pays, et aux conditions de vie très précaires de la quasi-totalité de sa population (nécessité d’expansion de l’agriculture de subsistance, pas d’accès aux réseaux d’énergie, etc). Ces pratiques peuvent donc être reliées au contexte général de sous-développement qui prévaut dans le pays, ainsi que de la gestion non-durable des ressources naturelles du pays, dont les bénéfices ne profitent qu’à une minorité corrompue.
Les feux de forêt peuvent également être directement expliqués par les modifications micro-climatiques induites par l’exploitation forestière. De plus, dans les zones contrôlées par l’armée, les populations locales sont forcées de nourrir les soldats, ou de travailler pour les officiers en produisant, par exemple, du charbon de bois ou du papier à partir de bambou. L’afflux de réfugiés fuyant les exactions militaires ou de personnes déplacées de force par les militaires, tenus de survivre autant que de payer des taxes à la junte ou aux représentants des groupes insurgés, est également parfois catastrophique pour l’environnement naturel. Ainsi, dans le District de Papun (Etat Karen), l’afflux de plusieurs dizaines milliers de réfugiés a entraîné la déforestation de zones entières de forêts jusqu’alors intactes. La dégradation locale des conditions de vie qui en résulte entraîne alors à son tour une intensification de l’exploitation de zones un peu plus éloignées, etc. Le témoignage d’un réfugié est éloquent : « Je devais payer tellement de taxes que j’ai dû commencer à couper du bois pour survivre ».
En conclusion, la totale main-mise de l’armée sur la Birmanie, et l’état d’oppression socio-économique dans laquelle elle maintient la population, est un facteur de dégradation environnementale direct ou indirect essentiel.
L’exploitation forestière, facteur évident de la dégradation écologique
Plus directement, l’exploitation forestière légale ou illégale est très largement responsable de la dégradation rapide du patrimoine naturel birman. Cela est vrai dans les régions centrales, où les forêts sont exploitées depuis l’époque de l’Empire anglais, autant que dans les régions périphériques qui abritent les forêts primaires de haute valeur biologique et patrimoniale.
Les forêts de basse altitude et riches en teck des collines de la région du Tenasserim (à l’extrême sud du pays et au nord de la péninsule malaise), qui concentrent une biodiversité exceptionnelle, sont par exemple déjà « sévèrement dégradées ». Cela semble dû en très grande partie à l’octroi par le régime birman de grandes concessions à des compagnies thaïlandaises à partir de la fin des années 1980, alors qu’en Thaïlande « les grandes forêts de basse altitude, de la péninsule ont été quasi-intégralement rasées ». L’exploitation illégale par les Thaïlandais est de plus « devenue commune ces dernières années ». Dans l’Etat du Karen, les collines isolées occupées par les minorités ethniques ont également « subi des dégradations considérables », tandis que dans le Nord (Etat Kachin) les forêts ont été « intensément déforestées » .
D’une façon générale, la situation dans les Etats Kachin (au nord) et Shan (à l’est) semble particulièrement grave, du fait de l’exploitation sur-intensive qui y a lieu depuis les années 1990. Les rares régions restées plus ou moins intactes sont quant à elles de plus en plus menacées. Global Witness estime ainsi que de « larges portions de forêts ont déjà été presque entièrement rasées le long de la frontière sino-birmane », tandis que l’ITTO juge que « l’exploitation forestière dans les régions frontalières est largement incontrôlée, et y a entraîné des conséquences environnementales sérieuses ».
Dans l’ensemble, toutes les zones de la Birmanie ont subi des dégradations environnementales considérables durant les dernières décennies, intensifiées à partir de la fin des années 1980 et du début de la « diplomatie des ressources ». De plus, la quasi-absence de système de surveillance forestière en Birmanie et la grande difficulté d’accéder à certaines zones frontalières enclavées afin d’y mener des évaluations de terrain fait craindre le pire, étant donnée l’ampleur de l’exploitation illégale dans ces zones.
Les conséquences des fortes pressions humaines sont dramatiques en termes de biodiversité, notamment pour la faune. Celle-ci est très sérieusement menacée en Birmanie par le braconnage et la fragmentation des habitats, dont l’exploitation forestière est en grande partie responsable.
Le WWF estime ainsi que de nombreuses espèces sont aujourd’hui « au bord de l’extinction » dans la zone centrale des forêts sèches de la vallée de l’Irrawaddy. Le bilan global en termes de biodiversité animale est très inquiétant. L’IUCN estimait dans son rapport 2004 sur les espèces menacées que la Birmanie fait partie des pays où les menaces sur la biodiversité sont les plus fortes . Cela concerne notamment les oiseaux, les reptiles et les mammifères, dont plusieurs espèces endémiques. La CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvage menacées d’extinction, ou Convention de Washington) recense quant à elle 437 espèces classées pour la Birmanie, dont 73 pour la seule annexe I, la plus restrictive. A titre comparatif, d’autres pays abritant également une biodiversité très importante mais de taille beaucoup plus conséquente, tels que le Brésil, l’Indonésie ou la République Démocratique du Congo, comptent respectivement 80, 76 et 26 espèces en annexe I.
Parmi les 40 espèces de mammifères menacées ou très menacées, citons, pour quelques-unes des plus importantes en termes de conservation, le tigre, l’éléphant d’Asie, des bovidés tels le gaur (Bos gaurus), le banteng (Bos javanicus), le buffle d’eau sauvage (Bubalus arnee) et le capricorne de Sumatra (Naemorhedus sumatraensis), la panthère nébuleuse (Pardofelis nebulosa) et la panthère commune (Panthera pardus), le tapir malais (Tapirus indicus), le chien sauvage (Cuon alpinus), l’ours noir d’Asie (Ursus thibetanus) et l’ours malais (Helarctos malayanus) la loutre à pelage lisse (Lutrogale perspicillata), le panda rouge (Ailurus fulgens), plusieurs espèces de singes macaques (Macaca spp.), l’écureuil du Laos (Callosciurus inornatus), des cervidés tels le sambar (Cervus unicolor) et le cerf-cochon (Cervus porcinus).
La population de tigres en Birmanie, estimée à plusieurs milliers au début des années 1980, s’y serait dramatiquement réduite à environ 150 individus au début des années 2000, menaçant même les populations d’une disparition totale à court terme pour cause de déclin génétique. Ces menaces concernent aussi d’autres espèces très menacées comme le panda rouge ou le muntjac de Putao (Muntiacus putaoensis). Encore une fois, la quasi-impossibilité de l’accès aux équipes scientifiques internationales rend toutefois très difficile toute évaluation précise de l’état du patrimoine naturel.
En plus des impacts en termes de biodiversité, l’exploitation forestière a également des conséquences environnementales et socio-économiques très lourdes.
Une érosion très forte, qui entraîne la dégradation biologique des écosystèmes et compromet l’activité agricole
L’érosion est extrêmement forte dans de nombreuses régions de Birmanie. C’est notamment le cas dans les zones périphériques escarpées, souvent calcaires, où les sols sont peu épais. Ainsi la zone méridionale du Tenasserim, où « les sols sont très vulnérables à l’érosion une fois exposés, et où les conséquences écologiques à long-terme des coupes à blanc de grande surface seraient catastrophiques ». Les précipitations qui ne sont plus retenues dans les zones d’altitude dévalent alors les pentes, entraînant une aggravation des conditions écologiques en aval et le début d’un cercle vicieux écologique et humain : toute activité agricole devient problématique, aggravant encore la précarité des communautés paysannes rurales de ces régions.
Du fait de la déforestation des zones centrales du pays, le taux de sédimentation du fleuve Irrawaddy est devenu phénoménal (« le cinquième plus élevé au monde » après des fleuves beaucoup plus importants tels le fleuve Jaune en Chine, le Gange, l’Amazone et le Mississipi), dégradant très sévèrement les mangroves du delta. La situation est telle qu’il est estimé que si le taux de déforestation continue au même rythme, les « mangroves (de Birmanie) disparaîtront en cinquante ans », alors qu’elles figurent déjà parmi les « plus dégradées ou détruites de la région Indo-Pacifique ». Or le rôle écologique primordial des mangroves est bien connu, que cela soit en tant que nurserie pour les juvéniles des poissons (avec les bénéfices socio-économiques liés à la pêche) ou de protection en cas de tsunami. Les mêmes phénomènes de sur-sédimentation peuvent également entraîner la mort biologique de certains cours d’eau, ce qui rend alors très aléatoire la pêche par les communautés locales, ainsi que la diminution de la fertilité des sols.
Des impacts climatiques, point de départ d’un véritable cercle vicieux
La déforestation engendre également des modifications climatiques importantes au niveau local : les forêts primaires denses assurant un rôle de régulation du climat en retenant de grandes quantités d’humidité, leur disparition entraîne à l’inverse des phénomènes de sécheresse dans certaines régions. Outre que ces déséquilibres climatiques favorisent les incendies de forêt, l’irrigation devient difficile voire impossible, entraînant des conséquences socio-économiques lourdes pour les agriculteurs locaux. Ces derniers se déplacent alors parfois vers d’autres régions, où l’augmentation de population engendre à son tour une sur-exploitation des ressources naturelles (par exemple par la coupe de bois afin de le transformer en charbon, seule source d’énergie dans certaines communautés isolées), etc.
Les inondations sont également devenues très fréquentes en Birmanie, pouvant avoir des répercussions jusque dans les régions les plus éloignées des zones des précipitations. Ces dernières ne sont en effet plus retenues et absorbées par la végétation, du fait de la déforestation intensive. Les pires inondations depuis plusieurs décennies ont eu lieu dans l’Etat du Kachin en juillet 2004, avec des conséquences dramatiques tour le long de la vallée de l’Irrawaddy. Les Nations unies ont ainsi compté 3700 familles affectées dans la seule ville de Myitkyna, alors que des témoignages ont fait état de plusieurs dizaines de morts. 112 des 188 écoles primaires de la zone ont également été touchées, des cultures détruites, et environ 15 000 familles affectées plus au sud.
De plus, la déforestation favorise rapidement la colonisation par des populations migrantes des zones centrales du pays. Ainsi un cercle vicieux s’amorce rapidement, par l’aggravation des pressions anthropiques telles que la conversion des espaces boisés à l’agriculture, ou le braconnage d’espèces menacées d’une haute valeur marchande (notamment les tigres, cf. ci-dessus).
Une dégradation notable des conditions de vie des populations locales
D’une façon générale, comme on l’a vu, les conséquences de la déforestation sont dramatiques pour ces écosystèmes de très grande valeur et les populations qui y vivent : érosion et risques de glissements de terrain accrus, diminution de la surface et de la fertilité des terres arables, diminution de la biodiversité végétale et animale, pollutions accrues, fragmentation (voire disparition totale) des habitats refuges d’espèces animales importantes (notamment les grands mammifères) du fait de la construction de routes de débardage, etc.
Dans les régions orientales situées au cœur du Triangle d’or, la paupérisation des communautés les pousse à s’orienter vers la culture du pavot comme unique source de revenus, malgré les déclarations de façade des autorités qui prétendent être en voie d’éradiquer le problème. Cela contribue également à l’accroissement des pressions subies par les écosystèmes forestiers. La déforestation a également tendance à augmenter la propagation des maladies infectieuses, notamment du paludisme, du fait de la présence de marres d’eau stagnante (qui n’est plus absorbée par la végétation) qui favorisent la prolifération des moustiques.
Au final ce sont ainsi 38 millions d’habitants (soit 81% de la population totale du pays), directement ou indirectement dépendantes des écosystèmes forestiers en Birmanie, qui pâtissent de leur dégradation ou de leur disparition. En comparaison le secteur forestier formel n’emploie officiellement que 101 000 personnes, soit 0,2% de la population.
La gestion forestière en Birmanie, sous la coupe réglée du régime militaire
L’exploitation officielle légale et la protection des forêts de Birmanie est entièrement sous la responsabilité du Ministère des Forêts, qui chapeaute entre autres les 38 agences nationales de la Myanmar Timber Enterprise (MTE), et dans le respect du Myanmar Selection System (système de gestion des coupes). La MTE porte une attention particulière aux espèces de plus hautes valeur commerciale, en premier lieu desquelles le teck dont elle conserve le monopole absolu de l’exploitation. De plus l’exportation des grumes, toutes espèces précieuses confondues, est entièrement du ressort de la MTE, uniquement via la voie maritime pour le teck.
Cette exploitation industrielle concerne 10,41 millions d’hectares de forêts (soit 32,3% de la surface forestière totale ), dont 9,7 millions de forêts naturelles et 710 000 hectares de plantations (dont 291 000 hectares de teck soit 35%, les autres espèces plantées étant souvent le pyinkado et le padauk). Les forêts exploitées sont en très grande majorité (85%) du type "caducifoliées mixtes", qui sont les plus riches en teck ; le reste est composé de forêts humides sempervirentes. Les plantations, quant à elles, sont également majoritairement composées de teck à 35% (soit 291 000 hectares) ou de caoutchouc (110 000 hectares, soit 15%). L’accroissement de leur surface est planifié à environ 37 000 hectares par an, ce qui est dérisoire en comparaison de la surface totale des forêts exploitées (ratio de 0,3%). Des compagnies étrangères ont également le droit de planter leurs plantations depuis 1997, avec les fortes restrictions développées ci-après quant à l’initiative privée.
Du fait du relief souvent escarpé, ainsi que de la répartition clairsemée des espèces les plus recherchées qui rend leur accès plus difficile, éléphants et, dans une moindre mesure, buffles d’eau sont souvent utilisés. Dans les forêts naturelles, les arbres jugés bons pour la coupe par le Forest Department sont généralement cerclés et laissés sur pied durant trois ans (afin d’améliorer leur flottabilité), avant d’être transportés jusqu’à Rangoon via les cours d’eau (notamment le fleuve Irrawaddy). Dans les zones plus accessibles, ils peuvent également être coupés directement et transportés par route.
Une exploitation durable sur le papier, insoutenable dans les faits
Cette exploitation est principalement régulée par la Burma Forest Law depuis 1992, complétée ensuite par les Forest Rules (1995), et le National Code of Practice for Forest Harvesting (1998). Si ces diverses législations sont censées garantir une exploitation durable sur le long terme en accord avec les recommandations internationales de l’International Tropical Timber Organization et les principes élémentaires de bonne gestion environnementale et sociale (nécessité de mise en place d’aires protégées, participation des populations locales, etc.), elles restent toutefois essentiellement théoriques.
L’ITTO note ainsi que « peu de ressources ont été allouées pour permettre la mise en place des programmes ». Selon l’organisation, alors que la Birmanie disposait à une période d’une politique de gestion forestière exemplaire, « il y a eu une déforestation et une dégradation des écosystèmes forestiers significative durant les dernières décennies ». L’organisation constate « des carences dans l’application des lois forestières, en particulier dans les zones isolées », dues selon elle à « des déficits budgétaires chroniques, des investissements privés très limités, un manque de personnel qualifié et de processus participatifs efficaces ». Ainsi seuls 291 000 hectares de forêts plantées seraient gérés durablement sur un total de 9,7 millions d’hectares de forêts exploitées, soit 3%).
Les forêts birmanes sont détenues à 100% par l’Etat. Cela est évidemment en contradiction totale avec la volonté officielle de favoriser l’initiative privée, ou au prix de pratiques douteuses étant donné le niveau de corruption prévalent dans le pays. Ainsi le rôle de la Forest Products Joint Venture Corporation, organisme partenarial entre la MTE, le Forest Department et des entreprises privées mis en place suite au passage à l’économie de marché décidé en 1988 dans un but de libéralisation du secteur, reste symbolique. L’ITTO note que « la privatisation et l’implication du secteur privé restent faibles ». La société civile quant à elle n’est représentée que par des ONG sponsorisées par les autorités (dont la Forest Resource, Environment, Development and Conservation Association), ce qui est très loin d’être un gage d’indépendance et d’objectivité étant donnée la nature du régime en place et la corruption générale rampante. Les grandes associations environnementalistes internationales n’ont quant à elle pas droit de cité en Birmanie. L’ITTO note également à de nombreuses reprises que si des systèmes de gestion durable existent sur le papier, les informations concernant leur application à l’échelle nationale sont insuffisantes ou indisponibles, en contradiction avec toute politique de transparence. L’organisation constate ainsi que les « informations disponibles sont insuffisantes pour évaluer la plus grosse partie de la gestion forestière », et « qu’aucune estimation n’a pu être faite pour savoir dans quelle mesure les forêts protégées le sont réellement ».
Du point de vue écologique, enfin, malgré la remarquable diversité forestière, seules quelques espèces d’arbres sont commercialement exploitées. En plus du teck (Tectona grandis), de loin l’espèce la plus recherchée, citons aussi le pyinkado (Xylia spp.), le padauk (Pterocarpus macrocarpus) et le htauk kyiant (Terminalia tomentosa), qui lui sont couramment associées, plus quelques autres selon les régions. En toute logique, cette concentration sur quelques espèces (et surtout le teck) va à l’encontre des principes généraux d’une gestion durable, qui consisterait à diversifier l’exploitation afin de ne pas focaliser les pressions sur les espèces exploitées.
L’inexistence des systèmes de certification
Les certifications internationales comme le Forest Stewardship Council (FSC) ou le Tropical Forest Trust (TFT) , garantes de bonnes pratiques de gestion forestière sur les plans environnementaux, sociaux et économiques, et promues par les associations environnementalistes internationales, sont complètement absentes en Birmanie, alors qu’elles tendent à se développer dans d’autres pays asiatiques voisins. Il est vrai que dans la mesure où ces démarches reposent sur une base volontaire d’une part, et que l’exploitation forestière est intégralement contrôlée par l’administration en Birmanie d’autre part, il est, en l’état actuel des choses, très peu probable que le régime militaire dictatorial en place en accepte même le principe. Si un système national de certification, le Timber Certification Scheme (TCC), a bien été mis en place en 1998, son application semble surtout relever de l’affichage politique ; ses critères ont d’ailleurs été refusés par le FSC.
Notons enfin que s’ils existent sur le papier, ces systèmes de gestion durables, en plus d’être mal, pas du tout ou peu clairement appliqués, ne concernent de toute façon que l’exploitation légale par l’administration birmane : l’exploitation illégale, qui est majoritairement le fait d’entreprises étrangères, reste donc totalement hors de tout contrôle.
Un système de protection des écosystèmes défaillant
La politique officielle en matière d’aires protégées est très largement insuffisante, eu égard aux menaces qui pèsent sur l’exceptionnelle biodiversité du pays. Les aires protégées ne couvrent que 0,3 % de la surface totale de la Birmanie, ce qui est le chiffre le plus faible à l’échelle de l’Asie du Sud-Est. On n’y compte ainsi que 8 parcs nationaux, contre 123 en Thaïlande et 34 en Malaisie à titre comparatif. En plus d’être numériquement insuffisantes et peu efficaces sur le plan écologique, ces aires sont très mal gérées. Les budgets alloués sont très faibles, les personnels mal équipés, et la législation dans tous les cas mal appliquée voire ignorée ; ce ne sont souvent également que des « parcs de papier ». Parlant des coupes de bois illégales et du braconnage, le WWF note ainsi que « le manque de volonté politique pour conserver les écorégions du Myanmar permet à ces activités d’avoir lieu sans aucune punition. Les chasseurs et les braconniers ne sont pratiquement jamais arrêtés ou punis, et le concept de protection de la vie sauvage n’existe que sur le papier » .
Il n’existe d’ailleurs pas en Birmanie d’administration entièrement dévouée à la protection de l’environnement ; la division de cette responsabilité au sein de multiples services, ajoutée à la corruption rampante et aux luttes de pouvoir internes, rend tout semblant de politique inapplicable sur le terrain. Par exemple le Forest Department, chargé de la protection des forêts, n’a que peu de poids politique face à la MTE en charge de leur exploitation commerciale. La politique environnementale de 1994 est de toute façon très vague, ne consistant qu’en une énumération de bonnes intentions et de grands principes peu contraignants. L’information est très difficile à obtenir, et la non-transparence une règle ; l’ITTO note que « le Myanmar a mis en place des aires protégées, et prévu des programmes pour leur extension et l’amélioration de la conservation de la biodiversité, mais aucune information n’est disponible quant à leur mise en place ». Au final, l’ONG Forest Trends estime que « les institutions n’exercent qu’un contrôle limité sur les forêts de Birmanie ».
Un non-respect flagrant des engagements internationaux
Les conventions internationales signées par la Birmanie en matière d’environnement (Convention de l’UNESCO pour la Protection du patrimoine mondial naturel et culturel, Convention pour la diversité biologique de 1994, Convention internationale pour le bois de 1996, Convention de Washington pour le commerce international des espèces menacées de 1979 ou CITES, pour les plus importantes), quant à elles, ne sont pas du tout appliquées. A titre d’exemple, l’if de l’Himalaya (Taxus wallichinia), classé à l’annexe II de la CITES, fait l’objet d’un trafic transfrontalier intense dans les zones frontalières avec la Chine. La Birmanie n’a d’ailleurs déclaré à la CITES aucun chiffre concernant le trafic transfrontalier avec la Chine et la Thaïlande, bien qu’il soit considérable depuis les années 1990, tandis que son adhésion à l’ITTO en 1993 n’a eu aucun effet. Il est d’ailleurs surprenant de constater que la Commission birmane pour les affaires environnementales, responsable de l’application des conventions environnementales internationales, n’est pas placée sous la tutelle du ministère de l’environnement, mais du ministère des affaires étrangères.
Cela n’empêche pas la junte militaire de déclarer que « La Birmanie est un joyau, dont la politique de gestion forestière est une des meilleures du monde, si ce n’est la meilleure ». De même les autorités déclarent-elles une augmentation régulière de la couverture forestière du pays, malgré les chiffres plus qu’alarmants de la FAO.
Recherches et rédaction Gwenael Wasse, campagne Forêts - Amis de la Terre France.
Nb : les notes de bas de page ne figurant pas ici, toutes les sources et références sont disponibles auprès des Amis de la Terre.