Afghanistan, « la bonne guerre »
Mourir pour la liberté (celle des femmes en particulier) en Afghanistan
jeudi 21 août 2008, par Alain Gresh
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Dix soldats français ont trouvé la mort en Afghanistan lors d’une embuscade tendue par les talibans. Ce dramatique incident devrait susciter, dans les semaines qui viennent, un débat sur la présence de la France dans ce pays dans le cadre d’une mission de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). En avril dernier, le président Nicolas Sarkozy avait annoncé l’envoi de plusieurs centaines de soldats supplémentaires. Cette décision s’était faite sans aucun débat sérieux, comme je l’avais rappelé à l’époque (« Nicolas Sarkozy, l’Afghanistan et l’universalisme européen »).
Dans les discours des responsables français, on voit resurgir deux explications à cette présence : en nous battant là-bas, c’est la liberté en France que nous défendrions ; d’autre part, les femmes afghanes opprimées ont besoin de nous.
Le chef de l’Etat a expliqué le 20 août 2008 à Kaboul : « “Je suis venu vous dire que le travail que vous faites ici, il est indispensable”, lance-t-il aux militaires, “parce qu’ici se joue une partie de la liberté du monde, parce qu’ici se mène le combat contre le terrorisme”. » Ce même argument a été utilisé par les Etats-Unis pour justifier leur guerre en Irak, guerre dont une des conséquences a été le renforcement d’Al-Qaida dans ce pays qui a servi d’aimant à des milliers de combattants étrangers.
Désormais, l’Afghanistan remplace l’Irak dans le discours américain. Et, pour le gouvernement français, c’est aussi « la bonne guerre ». Or, il est plus que douteux qu’un engagement supplémentaire de l’OTAN aboutisse à des résultats pour l’Afghanistan ; au contraire. D’abord, parce que le gouvernement mis en place à Kaboul est largement inefficace, corrompu, otage de tous les chefs de guerre. Ensuite, parce qu’un engagement occidental accru va faire de l’Afghanistan un aimant pour tous les combattants désireux de s’opposer à l’Occident et servir le discours d’Al-Qaida. Enfin, parce que l’histoire a montré, notamment en Afghanistan (les Britanniques et les Soviétiques en savent quelque chose), mais aussi dans le reste du monde, que l’on n’imposait pas la liberté et la démocratie au bout des baïonnettes.
D’autre part, M. Sarkozy, dans son discours à Kaboul, a repris un mensonge sur la femme à qui on avait coupé la main parce qu’elle s’était mis du vernis à ongles. Ce mensonge avait déjà été dénoncé par Christian Salmon dans un article publié par Le Monde, « Le paradoxe du sarkozysme », 2 mai 2008.
« L’histoire circule sur Internet depuis des années dans d’innombrables versions. Parfois la victime est une petite fille de 10 ans. Parfois c’est une femme. Le plus souvent, on rapporte que les talibans se “contentaient”, si l’on ose dire, d’arracher les ongles. Dans la version présidentielle, on a amputé la main. »
« Il est étrange qu’aucune enquête sérieuse ne soit venue questionner les modes de diffusion d’une telle rumeur. Une source semble en être un rapport d’Amnesty International datant de 1997 dont les conclusions étaient bien plus modestes que les commentaires qu’il a inspirés. “Dans un cas au moins, écrivait l’organisation humanitaire, les châtiments infligés ont pris la forme d’une mutilation. En octobre 1996, des talibans auraient sectionné l’extrémité du pouce d’une femme dans le quartier de Khair Khana à Kaboul. Cette “punition” avait apparemment été infligée à cette femme car elle portait du vernis à ongles.” Sam Gardiner, un colonel de l’armée américaine, qui a enquêté sur la communication de guerre des campagnes en Afghanistan et en Irak, a démontré récemment que “l’histoire des ongles arrachés” avait été choisie par Alastair Campbell, le conseiller de M. Anthony Blair, pour illustrer les violences faites aux femmes par les “étudiants en théologie” et diffusée massivement pour convaincre l’opinion publique et les gouvernements européens qui hésitaient à se joindre à la coalition internationale dirigée par les Etats-Unis. »
« La même story fut diffusée à Washington et à Londres, en suivant des scénographies identiques, allant parfois jusqu’à utiliser les mêmes phrases. Dès novembre 2001, a révélé Gardiner, “l’orchestration de la campagne en faveur des femmes afghanes témoignait de similitudes frappantes dans le timing et les scénarios utilisés à Londres et à Washington”. Le 17 novembre 2001, Laura Bush, la première dame des Etats-Unis, déclare : “Seuls les terroristes et les talibans menacent d’arracher les doigts qui ont les ongles vernis.” Et Cherie Blair, son homologue britannique, d’affirmer (à Londres le lendemain) : “En Afghanistan, si vous avez du vernis à ongles, vous pouvez avoir les ongles arrachés.” »
La situation actuelle des femmes sous le régime du président Hamid Karzai est-elle ce que l’on nous décrit ?
Un journaliste du quotidien britannique The Independent publie le 18 août un article « The Afghan women jailed for being victims of rape ». Il s’est rendu dans la prison de Lashkar Gah, une prison aux allures médiévales dont « deux tiers des prisonnières ont été condamnées pour relations sexuelles illégales, mais sont en fait des victimes de viols. (…) Le système ne distingue pas entre entre celles qui ont été violées et celles qui se sont enfuies avec un homme ».
« Assis dans son bureau orné de fleurs en plastique, avec des posters optimistes des Nations unies et des photos du président afghan Hamid Karzai, le colonel Ghulam Ali, un haut responsable régional à la sécurité, explique sévèrement qu’il est d’accord avec les autorités pour condamner les victimes de viol : “En Afghanistan, que ce soit forcé ou non, c’est un crime car les règles musulmanes le disent. Je pense que c’est bien. Il y a beaucoup de maladies qui peuvent être provoquées dans le monde d’aujourd’hui à travers des relations sexuelles illégales, comme le HIV.” »
Suit une série de témoignages qui valent d’être lus…
Si la liberté des femmes en Afghanistan préoccupait tellement l’Occident, on se demande pourquoi celui-ci n’a pas soutenu le régime communiste de Kaboul entre 1978 et 1992. A aucune autre période de l’histoire de ce pays, les femmes n’ont disposé d’autant de droits…
L’idée qu’il faut absolument « riposter » à toute attaque quelle qu’elle soit pour montrer que l’on ne cède pas au terrorisme est mise en doute par des archives américaines qui viennent d’être rendues publiques le 20 août, « 1998 Missile Strikes on Bin Laden May Have Backfired ». Les Etats-Unis avaient, en août 2008, à la suite des attentats d’Al-Qaida contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie, envoyé des missiles sur l’Afghanistan. Selon une étude américaine, ces représailles auraient eu des conséquences négatives à long terme pour les intérêts américains et renforcé l’alliance entre les talibans et Al-Qaida.
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Afghanistan, « la bonne guerre »
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dimanche 20 juillet 2008, par Alain Gresh
Samedi 19 juillet, M. Hervé Morin, le ministre français de la défense, et M. Barack Obama, qui devrait devenir le candidat démocrate à l’élection présidentielle américaine de novembre, se sont retrouvés en Afghanistan, pour une « visite surprise ». Ils ne se rencontreront sans doute pas, mais cette coïncidence mérite réflexion.
Depuis plusieurs mois, on entend un nouveau discours selon lequel la guerre d’Irak aurait détourné l’Occident du combat principal, celui de la lutte contre le terrorisme et Al-Qaida, lutte dont le front principal est en Afghanistan.
Dans une tribune du New York Times, reprise dans l’International Herald Tribune du 14 juillet, « Barack Obama : It’s time to begin a troop pullout », le candidat démocrate écrit :
« Terminer la guerre (en Irak) est essentiel pour atteindre nos objectifs stratégiques plus larges, en premier lieu l’Afghanistan et le Pakistan, où l’on assiste à un réveil des talibans et où Al-Qaida dispose de bases sûres (safe heaven). L’Irak n’est pas le front central de la guerre contre le terrorisme et ne l’a jamais été. Comme l’a relevé le président du comité des chefs d’état-major de l’armée américaine, l’amiral Mike Mullan, nous n’aurons pas les moyens suffisants pour finir le travail en Afghanistan tant que nous n’aurons pas réduit nos engagements en Irak. »
« Comme président, je mettrai en œuvre une autre stratégie et commencerai par fournir au moins deux brigades supplémentaires de combat pour appuyer nos efforts en Afghanistan. Nous avons besoin de plus de troupes, de plus d’hélicoptères, d’une meilleure collecte de l’information et de plus d’aide non militaire pour remplir notre mission là-bas. Je ne rendrai pas notre armée, nos ressources et notre politique étrangère otages d’une volonté erronée de maintenir des bases permanentes en Irak. »
Un éditorial publié par l’International Herald Tribune rend hommage le 19 juillet aux positions défendues par le sénateur Obama, sous le titre : « Talking sense on the wars in Iraq and Afghanistan ».
« Obama a affirmé qu’il retirerait toutes les troupes combattantes américaines d’ici 2010, déplacerait au moins 10 000 hommes supplémentaires vers l’Afghanistan, et les utiliserait comme moyen de pression pour persuader les alliés de l’OTAN d’accroître eux aussi leur engagement ; qu’il enverrait plus d’aide non militaire à l’Afghanistan et construirait un partenariat plus solide entre l’Afghanistan, le Pakistan et l’OTAN sur les frontières (pakistano-afghanes) non soumises à la loi. Il a aussi promis 2 milliards de dollars supplémentaires dans le cadre d’un nouvel effort international pour traiter le problème des 4 millions de réfugiés irakiens – une crise que l’administration Bush a ignorée avec inconscience. »
« Nous avons été encouragés par l’aval donné par Obama à la proposition des dirigeants du comité des relations étrangères du Sénat de tripler l’aide non militaire au Pakistan pour la porter à 7,5 milliards de dollars en cinq ans. Les Etats-Unis doivent investir plus dans le renforcement de la démocratie pakistanaise. »
(...)
« Plus les Etats-Unis insistent sur le fait qu’il n’envisagent même pas un retrait, moins les Irakiens sont encouragés à régler leurs différends politiques. Les dirigeants irakiens ont demandé un calendrier de retrait et le prochain président des Etats-Unis doit les prendre au mot. Et les candidats (à l’élection présidentielle américaine) doivent se prononcer sur cet objectif et répondre aux menaces réelles en Afghanistan et au Pakistan. »
« Hervé Morin en visite surprise à Kaboul », selon le site de France 24. Il venait se rendre compte du déploiement des troupes françaises supplémentaires, déploiement qui devrait être achevé fin août. « Le contingent français en Afghanistan compte actuellement quelque 2 000 soldats, dont près d’un millier à Kaboul. Près de 170 militaires servent également à Kandahar (sud), où sont stationnés trois Super-Etendards et trois Mirage 2000D qui apportent un soutien aérien. »
Le ministre a notamment déclaré : « “Il n’y a pas d’autre choix” que la présence militaire internationale. “Partir serait une idée folle, il ne faut pas oublier ce qu’était le régime des talibans, un joug abominable”, a ajouté M. Morin. »
Le déploiement de troupes françaises supplémentaires avait été annoncé par Nicolas Sarkozy au sommet de l’OTAN en avril dernier.
Hervé Morin s’est rendu samedi dans la base avancée de Nijrab, au nord-est de Kaboul, qui accueille l’essentiel des renforts français en cours de deploiement dans le pays.
« Hervé Morin rencontre les renforts déployés dans l’est de l’Afghanistan » :
« “A travers votre mission en Afghanistan, c’est une partie de notre sécurité qui se joue, une partie de la stabilité du monde, de la lutte contre le terrorisme et le narco-trafic”, a-t-il déclaré aux militaires français. »
Ainsi donc, la sécurité du monde occidental se jouerait en Afghanistan. C’est le discours qu’a tenu, à plusieurs reprises, le président Nicolas Sarkozy et que j’ai reproduit dans mon article « Enquête sur le virage de la diplomatie française » (Le Monde diplomatique, juillet 2008).
Le 20 juillet, Yahoo reproduisait cette dépêche de Reuters : « L’Isaf admet avoir tué accidentellement quatre civils afghans ».
« Les forces internationales de l’Isaf, commandées par l’Otan, ont tué accidentellement quatre civils afghans au cours de la nuit de samedi à dimanche, lors d’une attaque au mortier, a annoncé l’alliance. Selon les autorités afghanes, plus de 60 civils afghans ont péri ce mois-ci dans l’est du pays lors de frappes aériennes de la coalition internationale, et parmi eux se trouvaient nombre de femmes et d’enfants. »
On évoquera évidemment une bavure. En oubliant que ces « bavures » sont dans la logique des guerres coloniales, comme je le rappelais dans un envoi du 3 juin 2007, « Afghanistan, Irak : quand la mort vient du ciel ».