Quand la voix du pouvoir étouffe la voix du dialogue

Publié le par sceptix



Sharunas Paunksnis : Ils arrivent toujours dans la nuit, a dit George Orwell. Autour de votre lit, avec leurs lampes de poche, ils vous réveillent.
Dans les époques de tension et de méfiance à travers le monde, cette image revient toujours — l'agence secrète sans visage qui embarque l'innocent vers des horreurs insoupçonnables — pour délit de faciès ou simple refus d'entrer dans le rang.

Pour bien des gens, cette image plane sur les circonstances controversées de l'arrestation d'Aafia Siddiqui au mois de juillet en Afghanistan et de sa comparution le 5 août devant un tribunal newyorkais. Elle est accusée de tentative de meurtre sur un interrogateur américain lors de sa garde à vue en Afghanistan, où elle avait été arrêtée pour s'être comportée de façon suspecte et pour avoir transporté des matériaux qui auraient pu servir à confectionner une bombe, des instructions et un guide des principaux monuments de New York dans son sac à main.

En 2004, cette Pakistanaise figurait sur une liste de sept personnes soupçonnées d'appartenir à Al Qaeda et de projeter un attentat aux Etats-Unis. Elle avait disparu avec ses trois jeunes enfants en 2003 à Karachi, pour réapparaître à New York cinq ans plus tard, dans des circonstances peu claires et portant sur son visage creusé le regard vide des prisonniers des camps de concentration.

Quel fut le sort de Siddiqui et de ses enfants pendant ces cinq années ? Mystère. Sa sœur Fawzia prétend qu'elle a été kidnappée et détenue en un lieu secret par les Etats-Unis. Les Etats-Unis se défendent de posséder la moindre information à ce sujet. Pourtant de nombreux Pakistanais sont persuadés qu'après avoir été enlevée, elle a passé ces années dans une prison secrète pour militants musulmans en Afghanistan avant d'être transportée aux Etats-Unis pour répondre aux accusations.

Les spéculations que cette affaire nourrit me rappellent un film pakistanais récent, Khuda Kay Liye (Au nom de Dieu), réalisé par Shoaib Mansour. Le sujet en est l'arrestation orwelienne du protagoniste, Mansour, après les événements du 11 septembre 2001.

Pour les musulmans d'aujourd'hui, ce héros peut faire figure de modèle, comme aussi de victime du système. Détenu illégalement, interrogé sans relâche par les autorités américaines ("Quels sont vos rapports avec Oussama ?"), torturé — dans une allusion transparente au camp de détention de Guantanamo.

Ce film traduit les craintes omniprésentes dans le monde contemporain — la crainte d'un "autre" malfaisant — dont le nom et la couleur de peau suffisent pour en faire un éventuel comploteur contre le "monde libre".

Shoaib Mansour montre les absurdités d'une communication dévoyée entre les sociétés musulmanes et l'Occident, alimentées, car c'est la mode, par la vision huntingtonienne d'un monde divisée en deux blocs cherchant, non pas à communiquer et à se comprendre, mais à s'entrechoquer, creusant ainsi l'abîme qui est censé séparer des nations et des peuples que tout, en fait, devrait rapprocher.

Khuda Kay Liye montre que de tels agissements compromettent les possibilités de compréhension mutuelle en accentuant le clivage entre "eux" et "nous". Faut-il alors s'étonner que de nombreux musulmans croient que c'est l'islam qui est visé?

Peu après la sortie et le succès retentissant de ce film au Pakistan Aafia Siddiqui refit surface.

Bien souvent, dans des affaires de ce genre, la vérité et la justice s'égarent dans la jungle politique et juridique d'intérêts contradictoires. Nous ne saurons peut-être jamais ce qui est arrivé à Aafia, mais le visage émacié et dévasté de cette mère de trois enfants restera au nombre croissant des représentations symboliques d'une certaine oppression.

Nous qui sommes les héritiers d'un siècle de sauvagerie, n'avons-nous rien appris des guerres, des conflits et des tortures qu'ont subies notre génération et celles qui nous ont précédés ? Admettons-le : la polémique, les spéculations, les preuves insuffisantes qui entourent l'affaire Siddiqui sont précisément de nature à faire reculer tout espoir de compréhension mutuelle.

En faudra-t-il beaucoup, de ces histoires, avant que nous, qui devons vivre ensemble sur cette petite planète, nous dressions et revendiquions plus de justice ?

Que Madame Siddiqui ait été ou non détenue dans une prison secrète en Afghanistan, et que les charges retenues contre elles soient véridiques ou non, les événements récents se sont traduits par une perte de confiance entre les Etats-Unis et des millions de musulmans dans le monde.

Le dilemme est d'ordre éthique. Abou Ghraïb. Guantanamo. Arrestations choquantes et disparitions mystérieuses. Déportations spéciales. Ce n'est pas de la fiction. Tous ces agissements, pratiqués au nom de la sécurité, nous conduisent-ils vraiment à un monde meilleur ? Ou bien consacreront-ils un antagoniste irréversible, qu'alimentent notre colère et notre incompréhension ?

La réponse est entre nos mains.

Pouvons-nous rester silencieux devant des événements qui menacent de diviser notre monde et de conforter la thèse d'un choc planétaire des identités ?

Aujourd'hui, la voix du pouvoir étouffe la voix du dialogue. Espérons qu'un jour l'esprit de dialogue dominera le monde politique et les mentalités. Tous ensemble, détruisons ce mur d'ignorance que certains voudraient ériger entre nos sociétés, musulmane et occidentale.

Sharunas Paunksnis prépare une thèse en théorie sociale et études asiatiques à l'Université Vytautas Magnus en Lituanie.

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