Le défi de la production d’intelligence collective
Andrée Bergeron. Avec le mouvement des intermittents, on assiste à la (re)prise de la parole par les concernés, qui, au-delà de la dénonciation d’une réforme dont on relèverait soigneusement les incohérences, s’emparent de l’expertise et produisent du savoir. Quels sont, selon vous, les aspects les plus importants de cette expérience ?
Isabelle Stengers. Que des concernés s’emparent de l’expertise et produisent du savoir n’est pas un cas unique. Il suffit de penser aujourd’hui à Act up, ou aux collectifs des usagers de drogue. Et, à l’époque où les mouvements syndicaux étaient vivants, cela devait être « normal ». Mais le mouvement des intermittents a pour très grand intérêt d’intervenir à notre époque marquée par les mots d’ordre étatico-patronaux : « des réformes sont nécessaires » ; « il faut bien ». Il y a eu un grand mouvement de dénonciation des réformes, à propos des retraites notamment. Mais il n’a pas réussi à désarticuler le mot « réforme », à sortir d’une problématique générale de lutte purement politique, du genre « d’autres choix sont possibles ». Grâce aux intermittents, on sait désormais que le gouvernement travaille un peu à l’aveugle, ne dispose pas des chiffres lui permettant de prétendre qu’il sait ce qu’il fait lorsqu’il « réforme ». Le sens du « il faut bien » se transforme, renvoie non à une nécessité que tous devraient reconnaître, mais plutôt à une opération globale de réagencement des relations entre État et Capitalisme.
Ce que les intermittents ont mis au jour était un secret de polichinelle chez « ceux qui savent », mais pas un argument à « mettre en politique », parce que justement cette situation d’opacité était tolérée de tous, voire favorisée. Je reprendrai ce qu’a écrit Deleuze : la différence de nature entre la « gauche » et la « droite », c’est que la « gauche » a besoin que les gens pensent, donc besoin de fabriquer de la « matière pour penser » - ce qui n’est pas le cas lorsque l’on occupe, sur le mode de la légitimité, une position de pouvoir (gouvernemental ou oppositionnel, ou académique). Le mouvement des intermittents a déjà pris les moyens de produire un savoir de type nouveau et a, lui, intérêt à le propager, à initier d’autres modes de résistance aux dites réformes. Il s’agit peut-être maintenant de faire passer, de faire sentir, avec leurs moyens propres, la possibilité de parer à l’attaque que constitue l’énoncé : vous êtes trop nombreux, surnuméraires.
La catégorie de surnuméraire est une véritable machine à fabriquer ce qui est aujourd’hui l’enjeu de la nouvelle articulation entre État et capitalisme, la production de gens prêts à tout pour ne pas tomber dans cette catégorie. Résister à cette machine demande précisément ce qu’elle détruit, une intelligence collective qui n’a rien à voir avec les « compétences » associées au general intellect : des compétences, cela se possède, alors que l’intelligence collective n’existe que sur le mode de la création, et avec des vertus épidémiques - cela donne des idées à d’autres, met leur imagination en mouvement. Il y a là un enjeu important : les intermittents du spectacle seront-ils capables de l’intelligence collective qui transformerait le savoir qu’ils ont produit en mode d’interventions capables de faire sentir et penser ?
Andrée Bergeron. Lors de la rencontre qui a eu lieu à la coordination, vous avez attiré l’attention sur le fait que ce que l’on appelle expertise peut recouvrir des réalités bien différentes. Il y a les cas (et vous avez cité l’exemple de Lavoisier) où l’expertise pourrait être qualifiée d’ »intéressante » : le problème posé est pris au sérieux, l’expertise se déroule de façon assez transparente et peut aboutir à la production de connaissance. Et il y a les autres, ceux où les experts sont choisis aussi en fonction de leur capacité à respecter un cadre tacitement pré-assigné, où ils ont intégré le fait qu’il y a des questions qu’on ne peut pas poser et ne les poseront pas. La lutte pour le choix de l’expert serait donc déjà une lutte politique ?
Isabelle Stengers. Un cas tel que celui de Lavoisier étudiant l’insalubrité des prisons est intéressant en ce qu’il met en scène un « scientifique moderne », académicien et se présentant comme fondateur d’une science, la chimie, qu’il a « enfin débarrassée des mauvaises questions », selon le mot d’ordre moderne, et qui met sa science au service d’un problème d’intérêt public. C’est donc la figure d’un expert au sens désormais usuel, mais assez nouveau à l’époque car le duo discipline autorisant l’expertise/problème de terrain n’en est alors qu’à ses premiers pas. Lavoisier prend au sérieux sa tâche, étudie le terrain, fait des hypothèses, les teste. Mais il est sur le terrain, pas au laboratoire. Par définition, la question d’un terrain comme les prisons insalubres déborde son savoir de chimiste, alors qu’au laboratoire les situations ont pour première caractéristique de rendre éventuellement décidable une interprétation contre les autres. LUn expert, tout scientifique qu’il soit, n’a jamais l’autorité que confère la clôture d’une controverse scientifique.
La qualité d’une expertise, sa fiabilité, dépend de la lucidité avec laquelle est envisagée et prise en compte l’incommensurabilité entre les problèmes appelant expertise et les situations purifiées et contrôlées qui autorisent (parfois) un « verdict scientifique » ; elle dépend d’abord de la manière dont le problème est posé, c’est-à-dire aussi de la manière dont ceux qui nomment l’expert définissent sa tâche, explicitement ou non. À un extrême, le médecin légiste, par exemple, qui doit répondre à des questions précises pour lesquelles il est qualifié ; à l’autre peut-être ce fameux expert dit indépendant, qui prend sur lui de réduire une question à des chiffres réputés neutres, au-dessus de la mêlée, et ne s’interroge pas sur la pertinence pratique des catégories que traduisent ces chiffres et qui le vouent comme par hasard à rester sourd au savoir des intermittents. La neutralité, lorsqu’il s’agit d’une question politique, est une neutralisation, une opération qui n’est jamais neutre, qui correspond toujours aux perceptions de l’État. Lorsque les catégories d’une discipline opèrent cette neutralisation, c’est-à-dire autorisent ce que Deleuze appelait la « bêtise », un jugement qui s’abat sur une situation et la démembre, les experts de cette discipline sont tout préparés pour servir ce qu’ils nomment alors l’intérêt général, dont l’État est le garant : il y a convergence entre la surdité de la formalisation et celle qui permet la définition de ce qui est nommé l’intérêt général.
Entre ces deux extrêmes, il y a toute la gamme, avec quelques points cruciaux prévisibles. Par exemple, l’opposition entre des chiffres dits objectifs et ce que vivent les gens, dans le cas des mesures de bruit autour des aéroports par exemple. Ou alors la formalisation administrative et politique de ce qui est du ressort de l’expertise : par exemple, l’expertise OGM est légitime en ce qui concerne la santé et l’environnement, et il y a déjà une lutte pour que soient étudiées les conséquences pour l’environnement des pratiques agriculturales concrètes, qui ne répondent pas souvent à l’idéal abstrait, mais pas question de poser la question des conséquences économiques et sociales. Et encore les zones de silence et de tabou : par exemple, il y a encore dix ans, la question des conséquences pour les consommateurs de drogue des lois de prohibition - « s’intéresse-t-on aux conséquences pour les violeurs de l’interdiction du viol ? » - était alors un argument courant. Quant aux conséquences du régime de guerre économique défini aujourd’hui comme sans fin, l’expert qui les mettrait en scène de manière frontale, qui ne ferait pas comme s’il s’agissait de problèmes transitoires auxquels il faut s’adapter serait disqualifié comme « faisant de la politique ». L’expert doit faire comme s’il avait affaire à un « problème » auquel une « réforme » apportera sa solution, il doit pouvoir armer les « il faut bien » de l’État.
Andrée Bergeron. N’y aurait-il pas, entre les deux extrêmes de la gamme, une différence qui irait au-delà de la simple opposition expertise/contre-expertise, qui serait davantage une différence de nature ?
Isabelle Stengers. L’opposition expertise/contre expertise est importante lorsqu’une question est assez précise, identifiable, pour que cette opposition puisse s’articuler. C’est souvent le cas devant un tribunal. En revanche, lorsqu’une position campe sur une définition locale du problème alors que l’autre a besoin de remonter vers une mise en cause plus générale - par exemple celle qui inclurait la question du développement durable dans le problème de la localisation d’un aéroport et mettrait en cause la densification du trafic aérien - il est difficile de parler de contre-expertise. Les experts n’ont rien à se dire, ce qui est un fait pour les uns est ce qui pose question pour les autres. Les uns ont des chiffres, les autres des « choix de société ».
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