Les comptes des banques ne se redressent pas? Truquons les comptes!
Même si la crise financière s'est calmée (ce que symbolise la décision de dix banques américaines de rembourser les aides du Trésor US), la récession généralisée pèse sur le bilan des banques françaises. Entre l'augmentation des faillites et la chute de l'immobilier, les établissements financiers risquent de continuer à déprécier leurs actifs (toxiques ou non). Et à afficher des pertes. La Société générale ou Natixis sont concernés au premier plan. Que faire pour éviter ces mauvaises nouvelles? Changer les normes comptables, tout simplement.
C'est ce que le lobby bancaire, soutenu par le gouvernement français, est en train d'obtenir. Les autorités comptables de l'Europe, l'International Accounting Standards Board (IASB), ont cédé aux pressions des pouvoirs publics européens. Une réunion s'est tenue mardi à Luxembourg entre les ministres des Finances de l'UE et les représentants de l'IASB. Au menu, la révision de la norme comptable dite "IAS 39".
Les gouvernements ont plein de bons arguments: l'IASB n'est pas un organisme démocratique, son conseil d'administration ne comporte pas de représentants des autorités ou des patrons d'entreprises, etc.), et surtout la norme IAS 39 est critiquable.
Rappelons-le, pour les ignorants de la chose comptable. IAS 39 encadre la manière dont doivent être valorisés les actifs financiers possédés par les entreprises. Et il repose sur la notion de "fair value" (juste valeur), c'est-à-dire de comptabilisation à la valeur de marché (ou "mark-to-market"). Beaucoup de jargon pour décrire une transformation récente de la comptabilité française. Dans la comptabilité traditionnelle, on enregistre l'acquisition d'un bien le jour de son achat et ce n'est qu'au moment de sa cession (à un prix différent) qu'on enregistre la différence (sous forme de moins value ou de plus-value). Avec IAS 39, c'est à chaque fois qu'on présente ses comptes qu'on vérifie si la valeur de l'actif a évolué à la hausse ou à la baisse. Et qu'en conséquence, on déprécie ou non son bilan.
Du fait d'IAS 39, le bilan des banques a connu une très forte volatilité, et cela a amplifié la crise. Quand le marché des actifs structurés (CDO, CDS, RMBS, etc.) s'est effondré, les banques ont dû passer des énormes dépréciations, annoncer des pertes gigantesques, et préparer des augmentations de capital pour augmenter leurs fonds propres et ainsi respecter les obligations légales. Et cela au pire moment puisque, en pleine crise, plus personne n'était prêt à leur apporter de l'argent.
Depuis le début de la crise, IAS 39 est accusée de tous les maux par les banques. Qui ont réussi à ce que cette règle soit déjà largement amendée. Une première fois à l'automne 2007. On a autorisé les banques à utiliser la méthode du "mark-to-model" pour valoriser certains de leurs actifs, en l'absence de référence sur les marchés. Au lieu de prendre en compte la valeur de marché (nulle), on se référait à un modèle de calcul établi en interne. Exemple, un CDO avec des prêts subprimes était valorisé, non au cours fixé par le marché ABX (où étaient cotés ce type d'actifs), mais à partir de la probabilité que les prêts subprimes soient remboursés.
A l'automne 2008, alors que la crise est à son summum, nouvel amendement à la règle. Les banques peuvent "reclasser" une partie de leurs actifs en les faisant passer du "trading book" au "banking book". En clair, certains actifs structurés de dette avaient été achetés pour être revendus immédiatement et étaient donc comptabilisés à leur valeur de marché. On a permis aux banques de les requalifier en prêts, donc remboursables à échéance de long terme. Avec, encore une fois, un calcul de valorisation basé sur la probabilité ou non de voir ces prêts rembourser d'ici dix ou vingt ans.
Toutes ces manipulations ont permis d'atténuer fortement les effets de la crise. Rien que pour la Société générale, cela permis d'augmenter son résultat 2009 de 1,5 milliards d'euros. Mais cela ne suffit pas pour les banquiers, qui réclamaient une extension de "l'assouplissement des normes" à tous les actifs financiers. Avec un argument choc: le FASB, l'autorité comptable américaine, l'a déjà fait en avril dernier. Et les banques européennes sont donc désavantagées.
Avec la prochaine réforme, on risque d'aboutir à des effets identiques. Elle permettra, selon la Tribune, à ce que "les titres de dette donnant lieu à remboursements prévisibles ne soient plus comptabilisés à la juste valeur, mais au coût historique amorti, c'est-à-dire selon la méthode des flux de trésorerie actualisés. Un changement qui aura pour effet de ne plus prendre en compte les risques liés au marché (contrepartie, liquidité...), mais seulement le risque de crédit." Et le quotidien économique de prédire que "le principal impact de la révision pourrait donc être d'éviter des pertes futures sur des classes d'actifs qui risquent de subir les foudres du marché, comma la dette d'entreprise et LBO".
Que conclure de tout cela?
- C'est d'abord la victoire d'une conception de la comptabilité plus "européenne", et plus à l'écoute des besoins des entreprises, alors que l'imposition récente de la norme IAS 39 (2005) s'était faite sous la pression de la finance anglo-saxonne, et des investisseurs institutionnels américains qui demandaient à pouvoir suivre sur le court terme la valorisation des entreprises dans lesquels ils avaient acheté des actions.
- C'est ensuite la preuve éclatante du pouvoir de la l'establishment bancaire dans la société actuelle. Les règles comptables sont destinées à contrôler les banques. Quand les règles ne satisfont plus les banques, on change les règles!
- Cela montre enfin à quel point les règles comptables sont une vaste fumisterie, et la comptabilité le contraire d'une science. La comptabilité est avant tout le résultat d'une lutte entre acteurs institutionnels (banques et entreprises contre gros actionnaires, avec pouvoirs publics au milieu, penchant suivant les moment d'un côté ou de l'autre) pour imposer une vision de l'état des entreprises.
Nicolas CORI - les cordons de la bourse