Glaner pour manger à sa faim...

Publié le par sceptix

 

Ils/elles font désormais partie de notre environnement quotidien. Nul ne peut se voiler la face et nier leur existence. Car on les rencontre un peu partout. Dans les zones rurales. Et depuis quelques années, dans les zones urbaines, villes et banlieues, cherchant, fouillant, triant dans les cageots de fruits et légumes, à la fin des marchés et dans les poubelles et containers des supermarchés et des boulangeries. Des hommes. Des femmes. Et parfois des enfants mineurs qui se nourrissent « des restes des autres ». Des glaneurs et des glaneuses de la société de consommation. Qui sont-ils/elles ? Quelles sont leurs motivations ? Glanent-ils/elles par pauvreté ? Par nécessité ? Pour ne pas mourir de faim ? Pour des raisons éthiques et idéologiques ? Le glanage alimentaire est-il le signe de l’appauvrissement croissant de notre société ultra-libérale ?

« Qu’est ce t’as glané aujourd’hui ? »

C’est par cette phrase que Michèle (66 ans), accueille son époux, Jean-Pierre (69 ans), à son retour du marché, dimanche dernier. Lui, il ne la regarde pas. Il ignore jusqu’à ma présence. Il marche droit devant lui, traînant derrière lui, un caddie plein de fruits et de légumes, un peu abîmés certes mais consommables tout de même. Imperturbable, Jean-Pierre poursuit sa marche vers la cuisine où il dépose son butin. Le voilà qu’il se met à genoux face à son caddie. Et d’un geste lent et appliqué, il sort une à une sa marchandise.

« Cinq carottes. Trois courgettes. Quatre oranges. Une botte de persil. 10 pommes de terre, une poignée de cerises ... », compte-t-il à voix haute, comme s’il cherchait à rendre compte à son épouse de sa « mission » du jour. Lorsqu’il a fini, Jean-Pierre se lève lentement laissant les fruits et légumes à même le sol. Et d’un pas encore et toujours lent, il s’en va s’assoeir sur l’une des deux chaises qui meublent l’unique pièce qui fait office de salle à manger, de pièce de séjour et de chambre à coucher. Jean-pierre continue à baisser la tête. Son visage est vidé de toute expression. Sa langue est muette. Son corps semble fatigué de traîner le poids des aléas d’une vie passée à travailler à l’usine ; une vie à glaner pour ne pas mourir de faim. On dirait que Jean-Pierre a un peu honte. C’était comme si j’avais forcé son intimité. L’image de cet homme usé par le temps et ses injustifiables injustices hante encore ma mémoire.

Jean-Pierre et Michèle sont des glaneurs alimentaires depuis plus 15 ans. Ils disposent de ressources d’un montant qui ne dépasse pas 950 €. Lorsqu’ils ont réglé leurs charges principales, il ne leur reste que la somme modique de 120 €. Un reste à vivre des plus précaires. Le glanage alimentaire est devenu pour ce couple de retraités pauvres un moyen d’approvisionnement alimentaire. C’est un complément pour vivre. Pour manger à leur faim.

Combien sont-ils/elles à recourir au glanage comme moyen de survie ?

Jean-Pierre et son caddie. Mireille et son cabas rouge. Souad et son grand sac Tati. Babacar et sa camionnette bleue. Lionel et son chariot. Rachel et son couffin en osier usé, Clémence et ses sacs plastiques et bien d’autres sont des « récupéreurs, des « ramasseurs », des « trouvailleurs » de denrées alimentaires, à l’image des glaneurs et glaneuses filmé(e)s par la réalisatrice Agnès Varda. Ces individus qui récupèrent les invendus qu’ils trouvent sur les marchés et dans les containers des grandes surfaces illustrent bien la pauvreté de plus en plus grandissante de notre société de consommation. Après tout, ne sont-ils pas le versant moderne et urbain du tableau de Jean-François Millet, « Des Glaneuses » (1857), représentant des paysannes pauvres contraintes de glaner dans les champs pour manger ?

Le glanage n’est pas un phénomène nouveau. C’est une pratique très ancienne…

Le ramassage des restes des récoltes date du Moyen-Âge puisqu’une ordonnance de 1550 permet aux « personnes infirmes ou âgées, les enfants et les indigents qui ne peuvent pas travailler- de- ramasser les épis de blé dans les champs après que le laboureur aura enlevé les gerbes », pendant trois jours, après le lever du soleil. A cette époque, il s’agissait « d’un droitd’usage sur la production agricole réservé aux plus pauvres et aux nécessiteux ».

Qu’en est-il de cette pratique rurale de nos jours, à l’heure du chômage de masse et de la précarité accrue ?

A l’ère de l’ultra libéralisme, cette pratique qui s’inscrit dans le cadre d’un système de débrouille semble revêtir une dimension essentiellement urbaine. Pour comprendre ce phénomène qui ne cesse de prendre de l’ampleur, une étude qualitative sur le glanage alimentaire a été réalisée, en 2008, à Paris, Dijon et Amiens sur la base de 40 entretiens menés auprès d’hommes et de femmes âgés entre 26 et 50 ans, sur les fins de marchés ou près des poubelles des rues commerçantes en centre-ville avec des enseignes de supermarchés, et boulangeries, à la demande du haut Commissariat aux solidarités actives et contre la pauvreté.

Les résultats rendus publics le 26 janvier 2009 par Martin Hirsch mettent en évidence une diversification des profils des glaneurs alimentaires avec cependant un point commun : une précarité financière et des difficultés économiques. Cette pratique « n’a pas le même sens pour tous », conclue le rapport. Plusieurs types de glaneurs et glaneuses ont pu ainsi être répertoriés

Les jeunes marginaux pour qui le glanage est un mode de vie « alternatif ». Les retraités, majoritairement des femmes isolées dont les revenus ne dépassent pas le plafond des minima sociaux. « Les précaires de longue date » : bénéficiaires des minima sociaux, les travailleurs pauvres, les personnes vivant d’aides sociales. « Les alternatifs », ceux qui glanent par conviction idéologique comme (membres du mouvement « freegan » dont la motivation est éthique plutôt qu’économique. Leur but étant de réduire leur participation au système de consommation). Les étudiants qui conçoivent le glanage comme « un moyen provisoire » de subvenir à leurs besoins. « Les chargés de famille » qui sont de véritables habitués des marchés, qui pratiquent le glanage loin de leur domicile et qui conçoivent les produits récupérés comme une source importante d’approvisionnement alimentaire.

Parmi les personnes interviewées, certaines glanent de manière très ponctuelle pour économiser sur leur budget. Ceux qui y ont recours quotidiennement (SDF, marginaux…) entretiennent avec cette pratique une attitude de dépendance car elle constitue leur unique ressource.

D’une manière générale, cette étude défini le glanage comme « une pratique précaire qui nécessite des compétences, du temps, une bonne connaissance des lieux de glanage, les façons de collecter, de préparer, de ramasser… ». D’autre part, elle souligne la précarité de cette activité car « elle est sans garantie sur les volumes et les types de produits disponibles et parce qu’elle est soumise à une forte concurrence ». pour beaucoup, le recours à cette pratique intervient en dernier lieu après que d’autres biais alimentaires aient été inefficaces.

« Le glanage : entre nécessité et tradition... »

En 2002, neuf étudiants de l’Institut Régional du Travail Social de Besançon ont réalisé une étude portant sur le phénomène du glanage alimentaire dans la ville de Besançon mettant en lumière les motivations des glaneurs, d’une part. Et d’autre part, les pratiques de cet acte par le biais d’entretiens et d’observation sur les marchés pendant une période de trois semaines.

La population qui a recours au glanage sont des hommes et des femmes. Elle recouvre deux catégories de glaneurs et de glaneuses. D’une part, ceux et celles qui glanent par nécessité économique et donc pour manger à leur faim. Et d’autre part, le groupe des « radins » qui pratiquent le glanage par « économie »

« Un jeu à trois »

Cette pratique qui a lieu sur les marchés se déroule à des moments très précis : lorsque le commerçant finit de vendre ses denrées et au moment du passage des éboueurs dont le rôle est de nettoyer le lieu.

A travers cette étude, le glanage alimentaire est décrit comme « un jeu à trois » : commerçant, glaneur et éboueur. C’est un processus qui se déroule en plusieurs phases et qui met en scène des savoir-faire et des savoir-être. C’est une relation qui se caractérise par l’existence de « codes éthiques et moraux- et de -règles de communications non dites mais réelles ».

Le glaneur et le commerçant

Au début, le commerçant dont « l’intérêt est de débarrasser à temps son étalage tout en servant le plus longtemps possible les clients » et le glaneur ne se parlent presque pas. « Un geste, un signe, un regard suffisent souvent pour communiquer ». Le commerçant accepte la présence très discrète du glaneur. On dira même qu’il accepte de « lui tenir compagnie ». C’est une présence voire un témoin. C’est ainsi que des liens se tissent entre les deux protagonistes. Ce n’est que vers la fin du marché que le glaneur entre en scène au moment où le commerçant l’autorise enfin à ramasser les denrées invendues. En échange, il sollicite son aide dans le rangement des cagettes. Les notions de respect et de confiance semblent être primordiales dans la relation qui régit le commerçant et le glaneur.

Le glaneur et l’éboueur

Puis vient le temps de la rencontre du glaneur avec l’éboueur chargé de nettoyer la place du marché et de « garantir l’hygiène publique ». Les deux acteurs « opèrent côte à côte, en bonne intelligence le plus souvent », notent les étudiants. En effet, pendant que les premiers « ramassent », les seconds nettoient. Ainsi, leur relation semble être très harmonieuse car basée sur « la tolérance, le respect et la connivence ». Et Il n’est pas rare que le glaneur partage son « butin » alimentaire avec l’éboueur. D’une manière générale, bien que les ramasseurs des produits invendus n’aient pas le statut d’acheteur, ils acquièrent cependant de la reconnaissance de la part des commerçants et des éboueurs.

Et même si pour beaucoup, le glanage alimentaire est associé à la honte, il n’en demeure pas moins que selon les commerçants rencontrés par ces étudiants, « se baisser pour glaner n’est pas s’abaisser ». Car ce « mode de consommation parallèle » qui a tendance à devenir de plus en plus prégnant dans la société actuelle et qui se veut pour beaucoup, une forme de survie et un moyen pour ne pas mourir de faim, s’inscrit avant tout dans le cadre du don et du contre don. C’est un acte de partage qui crée du lien social et parfois, initie des formes de solidarité de classe.

Bien au delà des aspects positifs et symboliques que l’acte du glanage peut engendrer, il n’en demeure pas moins qu’à l’heure de la crise économique systémique qui gangrène nos sociétés, une réflexion en profondeur doit plus que jamais et d’une manière on ne peut plus urgente être menée aussi bien à un niveau institutionnel que citoyen.

Et parmi les nombreux questionnements que cette pratique soulève, n’est-il pas prioritaire, dans le contexte actuel, de repenser nos modes, nos pratiques, nos actes et nos objectifs de production et de consommation ?


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Publié dans CHOMAGE&PAUPERISATION

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P
Une partie de l'article est pour ma part un peu trop marqué, mais la fin est bien. Plus de 40 % des ressources produites passent à la poubelle. Il me paraît donc normal que ces ressources soient utilisées. Ce devrait être un véritable boum vers les poubelles des commerçants !!! Et de grâce, ne soyez pas tristes. Chez moi, j'ai beaucoup plus de récup. que de meubles achetés et dans mon frigo, tout est bio, tout est récup. Tout va bien. Je récupère aussi des livres, j'ai une bibliothèque énorme.... Donner une seconde vie aux objets, manger ce que se jette pour de simples raisons économiques, il n'y a rien de triste mais au contraire. Ne pas être dans le système, c'est plutôt agr"able.... Bise
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