Afghanistan : « Une volonté farouche d’indépendance »

Publié le par sceptix

Charles Kieffer a travaillé en Afghanistan de mars 1957 à novembre 1981, après avoir été en poste en Égypte. Il est aujourd’hui âgé de 86 ans. Photo P.F.

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Charles Kieffer a travaillé en Afghanistan de mars 1957 à novembre 1981, après avoir été en poste en Égypte. Il est aujourd’hui âgé de 86 ans. Photo P.F.

Le Cernéen Charles Kieffer, directeur de recherches honoraire au CNRS, a passé un quart de siècle en Afghanistan, où il était enseignant et secrétaire de la délégation archéologique française. Opposant de la première heure à l’invasion du pays, en 2001, il estime qu’il n’y a pas d’autre solution qu’un retrait complet des troupes de l’Otan.

 

Voilà huit ans que vous dénoncez l’invasion et l’occupation de l’Afghanistan par une coalition montée par George Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, coalition à laquelle participe la France. Pourquoi ?

Jamais personne n’a écrasé une guérilla, même pas Napoléon qui s’est heurté à plus fort que lui dans ce domaine, en Espagne et en Égypte. L’Afghanistan ne peut pas faire exception. Au XIX e siècle, le pays a gagné trois guerres contre l’Angleterre. Les Russes s’y sont cassé les dents voici vingt ans. Le conflit dans lequel les Américains ont entraîné de nombreux pays, dont la France, ne peut pas être gagné. Quelles que soient les critiques que l’on croit pouvoir adresser aux pays du tiers-monde, les peuples concernés vivent très mal leur mise sous tutelle. Et c’est bien d’une mise sous tutelle qu’il s’agit. Les Américains parlent depuis les années soixante de construire un oléoduc qui relierait le Kazakhstan au Golfe d’Oman, en traversant l’Afghanistan, du nord au sud. Derrière l’étendard de la lutte antiterroriste, il y a la volonté de contrôler un pays hautement stratégique !

« Malheureusement, la résistance, aujourd’hui, ne peut se faire que par des fanatiques »

Le gouvernement Karzaï est totalement dévoué aux Américains. Il représente les privilégiés d’un régime qui collabore avec l’occupant. Le peuple profond n’a rien à voir avec un tel gouvernement. Il ne reconnaît que les chefs des tribus et a une volonté farouche d’indépendance. Les talibans sont partie prenante du peuple : ce sont des ouvriers agricoles, comme presque tout le monde en Afghanistan. Les Afghans ont l’impression qu’il n’y a plus qu’eux pour les défendre. Malheureusement, la résistance, aujourd’hui, ne peut se faire que par des fanatiques.

Peut-on laisser les talibans remettre la main sur l’Afghanistan, avec les privations de liberté que cela impliquerait inévitablement, notamment pour les femmes ? Ne serait-ce pas un retour au Moyen Âge ?

L’Afghanistan vit sous un régime féodal. À vrai dire, il n’a jamais quitté le Moyen Âge ! Je me souviens des premières élections, à la fin des années soixante. Les paysans venaient me demander à moi, chercheur et professeur français, pour qui ils devaient voter. Comme je me gardais bien de les conseiller dans ce domaine, ils me disaient : « Bon, on va demander au chef du village. » La société est une société tribale où la démocratie, au sens que nous lui donnons, est totalement inconnue. Les talibans ont apporté, dans les années quatre-vingt-dix, une réponse obscurantiste aux années de guerre qui venaient de ravager le pays. Le lavage de cerveau qu’ils avaient subi au Pakistan voisin, allié des États-Unis, a fait ses effets. Ils devaient être un fer de lance antisoviétique, mais ils ont pris leurs distances très rapidement avec « l’Occident impie ». Celui-ci n’en a tiré aucune leçon, hélas.
Une fois de plus, le pays est en guerre. La priorité, c’est de mettre fin à cette violence. Quand le peuple vivra normalement, qu’il aura à manger et que la vie sera paisible dans les tribus, les talibans seront obligés de s’adapter : ils auront perdu le vivier dans lequel ils puisent leurs forces. Cela durera peut-être trois ou quatre générations, mais il ne faut pas oublier que l’Islam n’est pas figé. Il y a toujours deux façons de l’interpréter, une guerrière et une pacifique. Pour l’instant, seule la guerre est à l’ordre du jour, et elle fait le lit des plus extrémistes.

Votre vision n’est-elle pas angéliste ?

Il n’y a pas d’autre solution que le retrait de l’Afghanistan. Qu’on ne vienne pas me dire qu’il s’agit d’arrêter Ben Laden ou de mettre fin au terrorisme ! Il est curieux de mobiliser une armée pour rechercher un homme ! Quant au terrorisme, il prospère sur l’injustice, la colonisation et les conflits : exactement le terrain qu’on lui cultive actuellement. Les mouvements d’opposition violents sont tous nés dans des pays qui, d’une façon ou d’une autre, ont souffert de l’occupation et du colonialisme.
Tout le monde sait que Ben Laden et les bases d’Al-Qaïda sont aujourd’hui repliés dans les zones tribales du Pakistan. Continuer l’occupation de l’Afghanistan ne sert à rien d’autre qu’à entretenir les haines.

Propos recueillis par Patrick Fluckiger
Journal l'Alsace
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