AFGHANISTAN • Le retour des “garçons à jouer”
Interdite par les talibans, la tradition des bacha bazi revient en Afghanistan. Ces jeunes garçons, certains esclaves sexuels, gagnent leur vie en dansant pour des hommes riches. Reportage du Guardian.
09.10.2009 | Ghaith Abdul-Ahad | The Guardian
Le rituel de la nuit s'annonce. Dans une petite maison de village, dans le nord de l'Afghanistan, une dizaine d'hommes accroupis sur des coussins rouges sont serrés les uns contre les autres, emmitouflés dans d'épaisses couvertures. Le vent s'infiltre à travers la charpente de bois. Dans l'air, une forte odeur de haschisch. Après le dîner, l'un des convives offre de la vodka tadjike. La fête s'anime. L'hôte, un ancien commandant taliban rallié au gouvernement afghan, bavarde joyeusement avec ses invités, des agriculteurs et des commerçants du coin. L'un d'eux sort une cithare, signal de l'apparition du danseur. Vêtu d'une chemise ample et d'une longue jupe rouge sur un pantalon bouffant, des clochettes en argent aux mains et aux pieds, celui-ci traverse la pièce, le visage caché derrière une écharpe rouge. Le joueur de cithare entonne une chanson sur l'amour et la trahison. Le danseur se tortille, les mains en l'air, bien haut au-dessus d'un corps mince et musclé. Il chante lui aussi. Il bouge de plus en plus vite jusqu'à ce que l'écharpe finisse par tomber, révélant un beau visage de jeune homme, très légèrement ombré par une moustache et une barbe. L'un des spectateurs se saisit prestement de l'étoffe et la renifle.
Ces spectacles de jeunes garçons dans des fêtes privées s'appellent bacha bazi (littéralement "garçons à jouer"). Lorsqu'ils étaient au pouvoir, les talibans ont interdit cette très vieille tradition afghane, mais elle revient insidieusement. C'est un élément incontournable des mariages, en particulier dans le nord du pays. Les danseurs bacha ont souvent été victimes d'agression sexuelle et ont été rejetés par leur famille. Leurs "propriétaires" sont des hommes mariés ou célibataires qui en font leurs concubins, parfois leurs esclaves sexuels. Les bacha retrouvent généralement leur liberté à l'âge de 19 ans. Ils peuvent alors se marier et reprendre leur statut "masculin", même s'il est difficile de se débarrasser du stigmate de la vie de bacha. Moustapha, 16 ans, se prépare pour la danse. Debout sur une table, les bras tendus au-dessus de la tête, il se laisse vêtir par deux hommes barbus, enturbannés, qui gloussent. L'un d'eux peigne les longs cheveux de l'adolescent et laisse à l'autre l'"honneur" d'enrouler des lanières autour de ses mains et de ses pieds. "Quand j'étais petit, mon grand-père ne cessait de me mettre en garde contre les hommes parce que j'étais beau, se souvient Moustapha. Un jour, un mécanicien de la ville m'a agressé, ma famille m'a jeté dehors et j'ai dû aller vivre avec cet homme. Maintenant je suis avec quelqu'un d'autre, une personne qui m'a appris à danser." Il parle d'un air détaché, explique comment il achète ses vêtements de femme. Que ressent-il devant ces hommes qui l'habillent ? "Ça va."
Les CD et DVD de bacha bazi sont vendus partout à des amateurs qui n'ont pas les moyens d'assister à de vrais spectacles. Dans de nombreux cafés, les hommes sirotent le thé en regardant des images de mauvaise qualité de garçons en train de danser. Je fais la connaissance de Habib. Mains manucurées baguées d'or, visage joufflu, fine moustache bien taillée au-dessus d'épaisses lèvres rouges. Il avait 13 ans lorsque sa famille l'a renié. Il est parti avec son amant à Peshawar pour échapper aux talibans. "C'est là que j'ai appris à danser. On pouvait y faire tout ce qu'on voulait. Je pouvais m'habiller en femme et danser."
Après la chute des talibans, Habib est revenu et il s'est installé dans un petit hôtel des environs de Kaboul. "Les gens nous prennent pour des homosexuels ou des transsexuels, mais nous ne le sommes pas, martèle-t-il. Je suis normal mais j'aime marcher, parler et faire mon numéro à la manière d'une femme. Les hommes aiment les femmes mais elles ne sont pas disponibles, alors nous agissons comme des femmes. Nous n'essayons pas d'être des femmes, nous sommes juste des danseurs. Certains hommes aiment mes danses, d'autres veulent autre chose. Je sais comment prendre leur argent sans les laisser me faire du mal. Nous faisons de l'œil aux hommes riches présents dans la pièce, nous les titillons et ils nous paient. Il nous arrive de gagner beaucoup d'argent. Il nous arrive aussi d'avoir à passer la nuit avec eux sans qu'ils nous donnent quoi que ce soit. Une fois, un homme m'a proposé 20 000 dollars pour devenir son amant et arrêter de danser, mais j'ai refusé parce que j'adore danser. J'ai pris seulement 1 000 dollars. Maintenant nous sommes ensemble. Oui, il est marié. Mais il m'aime toujours bien."