Faut-il suivre le modèle québecois de défense de la langue française ?
La Loi All Good. Quand Jacques Toubon, ministre de la Culture et de la Francophonie du gouvernement Balladur, a proposé une loi relative à l’emploi de la langue française – une loi destinée à protéger le patrimoine linguistique français menacé par l’invasion des anglicismes – l’opinion publique l’a vite raillée et surnommée la loi All Good (tout bon !). En effet, dans un pays où la place de la langue ne fait pas de doute, il semblait alors bien peu nécessaire et, surtout, terriblement désuet d’imposer par la loi l’emploi de certains mots français en lieu et place d’anglicismes couramment usités. D’ailleurs, certaines dispositions de la loi ont été censurées par le Conseil Constitutionnel, pour lequel la liberté d’expression promise dans la Déclaration des Droits de l’Homme était contraire à l’obligation prévue dans le texte de loi d’user "de certains mots ou expressions définis par voie réglementaire sous forme d'une terminologie officielle" .
Pourtant, ce qui peut nous apparaître comme un combat archaïque ne l’est pas du tout de l’autre côté de l’Atlantique, au Québec, seule province francophone d’un Canada certes officiellement bilingue mais uniquement anglophone dans la pratique. Ilot francophone perdu dans un océan nord-américain anglophone, les Québécois cultivent leur exception linguistique, symbole de leur différence culturelle. Ainsi, le premier gouvernement souverainiste du Québec, dans les années 1970, a instauré la Charte de la Langue Française, connue sous le nom de Loi 101, qui fait du français "la langue de l'État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l'enseignement, des communications, du commerce et des affaires". Il faut dire qu’à l’époque, le Québec vit une période identitaire difficile : une révolution culturelle et sociale, la Révolution tranquille, est venue réveiller une province endormie dans la Grande Noirceur d’un Premier ministre conservateur au pouvoir de 1944 à 1959, dont l’étendard n’est autre que la langue française. Ce sont les anglophones qui contrôlent alors la province. "Nous, les francophones, étions souvent considérés comme incompétents", écrira par la suite Jacques Parizeau, futur Premier ministre souverainiste. 20% de la population non-francophone contrôle alors 80% des postes de cadres. Il ne fait pas bon parler français en Nouvelle-France.
Aujourd’hui, le Québec s’est quelque peu libéré du carcan canadien – il est aujourd’hui reconnu officiellement comme une nation au sein du Canada. Cette émancipation politique est allée de pair avec une émancipation culturelle et linguistique – la place du français au Québec, protégée par la loi, n’est plus menacée.
Il n’empêche, la prise de conscience de l’importance de la langue comme vecteur d’une culture particulière a créé, chez les Québécois, un "militantisme linguistique" bien plus prégnant qu’en France, où l’on considère que la langue "va de soi" et qu’il n’est donc nul besoin d’être offensif pour la défendre.
Ainsi, à l’heure de la révolution numérique, les termes anglophones pénètrent de plus en plus dans la langue française en France quand, dans le même temps, les Québécois les traduisent : un "email" est devenu "courriel" (contraction de "courrier électronique") et un "spam" un "pourriel". De façon plus générale, on ne dit pas "weekend" mais "fin de semaine" et "faire du shopping" se dit "magasiner". Plus marquant encore : leurs panneaux "Stop" sont des panneaux… "Arrêt". Logique, non ?
Cette créativité linguistique est le reflet de la menace qui a, un temps, pesé sur la langue : si les Québécois laissent le monopole des mots nouveaux à l’anglais – s’ils ne sont plus traduits au fur et à mesure qu’ils apparaissent – le français risquerait de disparaître.
Les Français ont tendance à se moquer – toujours gentiment, certes ! – de l’accent québécois, mais il est pourtant clair que ce sont ces derniers qui, aujourd’hui, sont en première ligne dans la défense de la langue qu’ils partagent !