Hadopi, Loppsi: les censeurs du Net s'organisent
Italie, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Bulgarie... la censure et la mise sous contrôle du Net au sein de l'Union européenne s’organisent. En France, il ne faudrait pas s’inquiéter. A mes craintes énoncées de dérives sécuritaires attentatoires aux libertés publiques et individuelles, lors d’un débat organisé par la Netscouade à «La Cantine», Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d'Etat à l’Economie numérique, s’était voulue rassurante: la France n'est pas la Chine. Après le coup de force pour faire adopter l’Hadopi, la France se prépare à adopter la Loppsi (Loi d'orientation et de programmation pour la sécurité intérieure). Nathalie Kosciusko-Morizet soutient ce nouveau texte et le filtrage du net. Benoît Hamon (PS) et Alain Dolium (Modem) restent étrangement muets sur le sujet.
Et personne ne prête crédit aux propos de Jacques Séguéla qui déclarait en octobre dernier qu'Internet est «la plus grande saloperie qu’aient jamais inventée les hommes». Imaginez cette «saloperie» sous contrôle, imaginez un gouvernement ou une Haute Autorité composée de «copains du pouvoir» libre de sélectionner les sites et les contenus que l'on rend accessibles au plus grand nombre, libre de surveiller votre activité sur le Net. A en croire la secrétaire d’Etat à l’Economie numérique, ce ne serait que pur fantasme. Blogueurs, Quadrature du Net, associations de défense des libertés numériques, politiques soucieux des libertés publiques, journalistes s'inquièteraient pour rien.
La France, l'Europe ne sont pas la Chine. Une question alors: comment expliquer la bataille autour de l’amendement 138 du Paquet Télécoms, plus connu sous le nom «d’amendement anti-Hadopi»? Celui-ci a fini par être adopté et il prévoit que«les mesures de nature à restreindre (les) droits ou libertés fondamentaux» ne peuvent être prises qu'à «la suite d'une procédure équitable et impartiale, assurant, notamment, que le principe de la présomption d'innocence et le droit pour la personne d'être entendu soient pleinement respectés». Pourtant, fin 2009, lors de la procédure de conciliation sur le Paquet Télécoms en troisième lecture au Parlement européen le Conseil –notamment sous pression de la France– a mis énormément d’énergie pour que soit expurgés de l'amendement 138 les expressions «circonstances exceptionnelles», «présomption d'innocence», «procédure préalable» et ajoutée une multitude d'exceptions au respect des libertés publiques. Pourquoi? Un chiffon rouge, qui ne visait qu'à forcer le compromis avec un Parlement hostile à la mise sous scellés du Net, ont analysé certains. J’y vois, moi, un signe précurseur d’une volonté de restreindre l’usage libre du Net, sans mise en œuvre de garanties de nature à assurer le droit des internautes. J’y vois de sérieuses menaces contre la liberté d’information, la liberté d’expression, la confidentialité de nos données personnelles…
Si la France a Hadopi et la Loppsi, la Bulgarie n’est pas en reste. Ils étaient plusieurs centaines de citoyens à manifester dans les rues de Sofia, et à scander «La Bulgarie n'est pas Big Brother, 2009 n'est pas 1984!» «A l'origine de ce rassemblement qui a mobilisé les représentants de trente-huit organisations non gouvernementales», rapporte l'Agence France Presse, la récente adoption en première lecture d'un projet de loi qui «autorise la surveillance des communications Internet et mobiles de toute personne qui est suspectée d'un délit ou d'un crime passible d'au moins deux ans de prison par les policiers, sans le passage par une demande auprès d'un juge. Censé participer au renforcement de la lutte contre la criminalité, il doit permettre d'accélérer la procédure de mise sous surveillance jusqu'alors qualifiée de trop lente».
En Espagne, le torchon brûle entre l'Etat et les citoyens depuis qu’un avant-projet de loi sur «l'économie durable» prévoit la création d'une «commission de la propriété intellectuelle», habilitée à bloquer les sites permettant le téléchargement gratuit de musique, de films et de jeux vidéo. La riposte citoyenne a été immédiate: blogueurs, journalistes, artistes et professionnels de l'Internet se sont retrouvés début décembre autour d'un manifeste «Pour la défense des droits fondamentaux sur Internet». Un texte relayé en six heures par plus de 58.000 blogs! Mot d'ordre des signataires du texte: «Les droits d'auteur ne peuvent pas se situer au-dessus des droits fondamentaux des citoyens, comme le droit à la vie privée [...] et à la liberté d'expression. La suspension de droits fondamentaux doit être et rester du ressort exclusif de la justice».
En Italie, pour prendre un dernier exemple, cette semaine, l'Etat berlusconien vient d'assujettir par décret la retransmission d’images sur le web aux mêmes règles caractéristiques que la télévision, qui requièrent une autorisation préalable à toute diffusion par le ministère de la Communication! Cibles directes, les plateformes de diffusion telles Youtube ou Dailymotion et les webTV indépendantes du pouvoir... Officiellement, nulle censure, juste un rééquilibrage des droits et des devoirs... A peu de chose près, cela nous ferait presque penser aux listes blanches un temps envisagées par Christine Albanel, et dont le principe reposait sur la limitation d'accès au Net, via les bornes publiques wifi, aux seuls sites accrédités par l'Etat sur la base de leur «utilité à la vie économique, culturelle et sociale du pays»...
Mais l'Europe n'est pas la Chine et cette dernière n’est pas dans les négociations du Traité Acta, le traité commercial destiné à lutter contre la contrefaçon (Anti-Counterfeinting Trade Agreement) qui est aujourd’hui négocié dans le plus grand secret. Des fuites de quelques documents confidentiels font clairement apparaître que l'un des buts de ce traité est d’amener les pays signataires à mettre en place des mesures de répression de partage d'œuvre sur Internet sous la forme de «riposte graduée» et de filtrage du Net. Le Parlement européen, par une résolution du 11 mars 2009, a demandé la transparence sur ces négociations mais n’a pas encore été entendu. Cette absence de transparence est particulièrement préoccupante, sinon inadmissible, et contraire aux valeurs démocratiques de l'Union.
L’Europe et la France ne sont pas la Chine. Mais nous avons besoin de garantir aux citoyens et aux internautes d’être protégés contre toutes dérives sécuritaires et attentatoires aux libertés publiques et individuelles. Les citoyens doivent être protégés contre les technologies et organismes publics ou privés qui peuvent surveiller leurs activités en ligne. Je rejoins sur ce point la position de Tim Berner Lee, l’inventeur du World Wide Web, tant dans les usages politiques que commerciaux:
Je veux être certain que si je consulte une multitude de sites sur un cancer particulier, je ne vais pas voir ma prime d’assurance grimper de 5% sous prétexte que mon assureur est au courant de cela.
Il eut été plus juste et plus rassurant, touchant au domaine des libertés numériques et de l’usage d’Internet, de commencer par garantir les droits des internautes. Ce n’est pas le parti pris par nos gouvernants… Et au moment où les débats parlementaires français ont été avancés sur la Loppsi, au Parlement européen, nous avons constitué un Internet Core Group pour proposer à la Commission européenne une «Bill of Rights de l'Internet», une charte des droits. Il eut fallu évidemment commencer par ça mais, et sans fantasme, je crains que le dessein d’un certain nombre de nos gouvernants européens et de notre gouvernement français ne soit pas, aujourd’hui, celui de strictement de garantir ces droits…
Sandrine Bélier
Image de une: Prise USB. Image CC FLickr
Source : Slate