Juger Saïf al-Islam, le dilemme libyen

Publié le par Charlotte sceptix

 

 

Jean-Louis Le Touzet Tripoli

Saïf al-islam a été arrêté dans le sud-ouest de la Libye samedi. Il tentait de se faire passer pour un chamelier. (Reuters)

 
Saïf al-islam a été arrêté dans le sud-ouest de la Libye samedi. Il tentait de se faire passer pour un chamelier. (Reuters)

Le CNT veut que le fils Kadhafi soit jugé dans son pays. Enquête sur l’état de la justice libyenne

Ce que redoutaient la magistrature et le barreau tripolitains est arrivé samedi. Que faire de Saïf al-Islam Kadhafi, qui passe pour le Conseil national de transition (CNT) comme l’ultime prise de guerre, que réclame la Cour pénale internationale (CPI)? La rue l’a déjà jugé: c’est la mort. «Qu’on le découpe», dit ce type qui klaxonne furieusement sur l’avenue Omar-Mokhtar, menant à l’ex-place Verte. Les autorités libyennes ont affirmé dimanche que Seif al-Islam serait jugé en Libye.

Omar Mefteh Kara, 62 ans, ­conseiller à la Cour suprême, porte le masque de la supériorité. Ses collègues magistrats disent qu’il est «un juriste de haut vol». Sur le front à Syrte, deux de ses fils ont été blessés, dont l’aîné de 27 ans qui est, depuis, paraplégique.

Il ne laisse rien filtrer du moindre sentiment de vengeance. «Je raisonne en juriste et non en père sur le cas de Saïf al-Islam. Quand bien même nous serions capables de le juger, nous ne pourrions à aucun moment lui assurer une sécurité totale. Le pays n’est pas stable et prétendre aujourd’hui à un procès équitable est totalement déraisonnable. Il peut être tué dans sa cellule ou lors d’un transfert. C’est cela que nous voulons?» Et de poursuivre: «La Libye a été gouvernée par la peur pendant quarante-deux ans. Aujourd’hui, elle est gouvernée par le ressentiment. Mais juger un homme sur ce critère va l’exposer à un procès tronqué, à une mort certaine. Cela risque d’attiser les rancœurs de ceux qui sont encore des fidèles de l’ancien régime. Et il n’y aura pas de réconciliation possible sans justice. Mais qui le jugera au final, si on ne le supprime pas d’ici là?» Et de conclure: «Il faudra vingt ans pour parvenir à un véritable Etat de droit, comme en France ou en Grande-Bretagne, si d’ici là il n’y a pas de coups d’Etat…»

Au Palais de justice de Tripoli, Shabane Miled Hichi, âgé de 44 ans, occupe le poste de procureur général au premier étage. Il est en poste depuis trois ans. Deux chaises, un bureau vide et quatre cartons défoncés à terre, qu’il pointe du doigt: «C’est le dossier de l’ancien premier ministre [Mahmoudi ­Baghdadi réfugié en Tunisie, ndlr]. Une affaire de détournement de plus de 500 millions de dollars [370 millions d’euros] dont l’instruction a débuté il y a six ans, mais les pressions d’en haut [il ne prononcera pas le nom de Kadhafi] ont ralenti l’instruction», explique-t-il avec ­lassitude.

 

Pourtant, à l’écouter, cela serait une formalité de juger Saïf al-Islam: «Nous avons les hommes pour le faire, disons dans l’absolu, modère-t-il toutefois. C’est ensuite le seul tribunal qui fonctionne: tous les autres ont été détruits ou sérieusement abîmés. On pourrait commencer l’instruction dès que le gouvernement donnera son accord. Mais qui dit instruction dit fonctionnaires intègres et disponibles. C’est un travail long et méticuleux.» Le procureur tire longuement sur sa cigarette et s’avance pour être mieux entendu: «La rue est dans la joie, mais deux problèmes majeurs vont se poser: la sécurité du prévenu, de son lieu de détention jusqu’à mon bureau. Puis ma propre sécurité. C’est un métier dangereux, magistrat, même si je n’ai rien à me reprocher. […] Les armes circulent partout; rien de plus simple que d’éliminer un juge…»

Au bureau des avocats, dans un pavillon annexe au Palais de justice de Tripoli, onze confrères se sont donné rendez-vous comme chaque jour pour commenter l’actualité. Ils attendaient les dernières convulsions de l’ancien régime avec inquiétude. «La justice n’est pas la priorité du gouvernement provisoire, mais le cas de Saïf al-Islam va mettre en lumière nos carences: machine judiciaire cassée, absence de moyens, notamment financiers, pour assurer au prévenu un procès équitable», explique Omar Ounallh. Ismail Taher, son confrère, avait «en charge quelques affaires civiles, surtout des affaires de divorce et des conflits liés à des titres de propriété». Il dresse un constat épouvantable de la justice: «D’abord, il n’existe pas de pénaliste qui serait susceptible de prendre un tel procès à bras-le-corps et, pour être honnête, les conditions ne sont pas réunies, quoi qu’en dise le ministre de la Justice.» Ce dernier, Mohamed Allagui, depuis l’arrestation de Saïf al-Islam, répète que «la Libye est en ordre de marche pour le juger, et que la justice est tout à fait capable de le faire».

Mohamed Aboud, un avocat, s’emporte: «Mais pour le juger il faudrait que le pays soit sécurisé! Et la sécurité n’existe nulle part pour le moment. Ce sont des jeunes sans éducation qui font la police aux sorties des villes… Il n’y a ni machine judiciaire, ni personnel, ni structures, ni greffes, ni moyens d’enquête, ni instruction possible. C’est pour cela que les anciens prisonniers kadhafistes ont été remis en liberté, comme à Zenten [dans l’ouest libyen] la semaine dernière.» Un de ses collègues: «On nous parle de notre ministre provisoire. Qui est-ce? Une tutelle dont on ignore tout. Qui va se charger de l’instruction? renchérit-il. L’intégrité physique de Saïf al-Islam va-t-elle être assurée? On a vu ce qui s’est passé avec Kadhafi, et on peut en douter…» Son voisin se projette dans l’éventualité d’une comparution à La Haye: «S’il est jugé, admettons par la CPI, il n’est pas impossible que certains dirigeants du CNT, qui étaient dans l’autre camp il y a encore un an, puissent être mouillés par des déclarations de Saïf al-Islam.»

 

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