Quand les Nations unies crient famine
Tandis que les Nations unies annoncent la famine et 12,4 millions de personnes menacées par la sécheresse dans la corne de l’Afrique, radio et télévision relaient en boucle un appel au don de l’Unicef agitant des chiffres effrayants, quand une ONG comme Oxfam accuse le gouvernement français d’avoir des oursins dans les poches. De son côté, Rony Brauman critique l’exploitation d’un discours catastrophiste et l’utilisation abusive de chiffres cités dans les médias comme on sort un lapin d’un chapeau. Entretien.
Olivier Falhun: Comment analyses-tu ce qui se passe aujourd’hui dans la Corne de l’Afrique?
Rony Brauman: En dépit du manque d’images et d’informations recoupées et substantielles, le simple fait qu’entre 1000 et 3000 personnes franchissent quotidiennement la frontière kenyane ou éthiopienne témoigne à lui seul de la gravité de la situation: on ne part pas à la légère du lieu où on réside habituellement. Autrement dit, nul doute que la situation est grave en Somalie. Mais en disant cela, je reste relativement vague par incapacité à décrire ce qui s’y passe vraiment. Les gens qui partent fuient-ils une zone de guerre ou de persécution, ou bien parce qu’ils ne trouvent plus de moyens de subsistance? Pour les deux raisons combinées, probablement. En dépit des nombreuses analyses et descriptions chiffrées, des rapports en provenance des Nations unies ou des ONG, on n’arrive pas à le savoir.
Au regard du nombre de pays affectés, il est pourtant probable que cette situation soit davantage liée au manque de nourriture qu’à la violence…
Une enquête publiée par Fews Net révèle que c’est d’abord le sud de la Somalie qui est touché, que le nord du pays est en situation de relative abondance et que le centre est plus proche du déséquilibre. Or, le sud est la région la plus moderne sur le plan agricole, c’est une vallée qui s’étend entre deux fleuves, le Juba et le Shebelli, et traditionnellement exportatrice de nourriture. Si la capacité des habitants à assurer leur propre subsistance y est entamée, il est probable que des éléments liés à l’instabilité politique y soient aussi pour quelque chose. Il y a forcément un rapport entre les conséquences de la sécheresse et cette instabilité politique, ne serait-ce que parce que dans cette région du sud de la Somalie, les aléas climatiques sont compensés par des systèmes d’irrigation qui, en l’occurrence, n’ont pas fonctionné. Cette situation est donc le produit d’un déficit de pluies et d’une défaillance politique, même s’il nous est difficile à ce stade d’en connaître exactement la nature. La situation – sécheresse et conflit – est d’ailleurs comparable en Ogaden, où les mouvements des ONG sont soumis à de sévères restrictions et où il semble donc impossible de faire un diagnostic de la situation alimentaire.
Faut-il alors remettre en cause l’ampleur et l’étendue de cette crise affectant toute la Corne de l’Afrique ?
Ce chiffre de 12,5 millions de personnes répartis sur une demi-douzaine de pays n’a pas de signification autre que celle d’un signal d’alarme tiré par les Nations unies pour alerter d’une crise extrême. Je pense toutefois qu’il s’agit d’une mauvaise stratégie. D’abord parce qu’à avancer des chiffres à six zéros et empiler les millions de victimes, on finit par faire la preuve de sa propre insignifiance et à écraser sous le poids des horreurs les gens qu’on cherche à mobiliser. Par ailleurs, ceux qui avancent de tels chiffres s’exposeraient au ridicule si les journalistes n’étaient pas frappés d’amnésie. Je rappelle qu’il y a deux ou trois ans, Oxfam parlait de 30 millions de personnes menacées par la faim dans la corne de l’Afrique. En Birmanie, on parlait d’un million et demi de personnes en danger de mort imminente. Sans oublier la grippe A, avec deux milliards de personnes menacées! Année après année, les millions de morts virtuels se succèdent. Leur effacement presque immédiat souligne l’insignifiance de ces annonces. Mieux vaut dépasser ces chiffres pour en venir à ce qui semble être le lieu où la situation alimentaire est la plus critique: certaines régions du sud de la Somalie, où existent des poches de famine. Notons d’ailleurs que ces incertitudes sont dues aux difficultés d’accès aux régions concernées, ce qui renvoie aussi aux responsabilités locales et aux dirigeants politiques somaliens.
Que réponds-tu à ceux qui s’inquiètent d’une bombe à retardement, qui redoutent que l’insécurité alimentaire actuelle ne se traduise demain par une famine de grande ampleur?
Je réponds qu’ils n’en savent rien, que les famines sont des phénomènes difficiles à prévoir et que parler de famine potentielle est un abus de langage. On parle actuellement d’une famine qui gagnerait l’ensemble de l’Est africain sur le mode d’une épidémie qui s’étendrait en nappe. Ça ne se passe pas comme ça, ce ne sont jamais des régions entières qui sont atteintes, mais des territoires localisés. De plus, le Kenya, l’Ouganda, le sud-Soudan diffèrent par de nombreux aspects. Les regrouper dans un ensemble «Corne de l’Afrique» n’a pas de sens en l’occurrence. Enfin, je rappelle qu’une famine a une dimension visuelle immédiate. On le voit tout de suite au nombre significatif d’adultes qui n’ont plus que la peau sur les os, ce qui n’est pas le cas dans les régions accessibles. Il ne s’agit pas ici de se livrer à des querelles sémantiques gratuites et hors de propos, mais de rappeler que les mots qu’on emploie pour décrire une situation déterminent le type de réponse qu’on va y apporter. C’est une question de diagnostic juste, et donc de traitement approprié, pour le dire avec les mots du médecin.
Que penses-tu dans ce cas des accusations formulées par Oxfam à l’encontre du gouvernement français, taxé d’égoïsme malgré «une crise d’une telle ampleur»?
D’un point de vue marketing, c’est bien joué puisque la contribution française a bondi de 10 à 30 millions d’euros. Mais il ne suffit pas d’accumuler les millions de dollars pour venir en aide aux Somaliens, comme les campagnes en cours l’affirment. Il s’agit donc d’une victoire à court terme: une fois l’argent engrangé, il sera difficile de rendre des comptes précis comme de garantir les secours.
L’argent qui se traduit miraculeusement en secours, n’est-ce pas pourtant une idée que les ONG contribuent elles aussi à diffuser, au risque de travestir la réalité?
Je crois qu’il y a dans l’air du temps une croyance –dont les ONG sont porteuses et qu’elles ne font que recycler dans leur propre domaine– dans la toute puissance de l’argent et de la technologie. La guerre en Libye en est encore une manifestation. Je parle de croyance car je situe ce comportement dans l’ordre du religieux, lequel s’accorde fort bien avec des intérêts plus matériels. Rappelons-nous la controverse sur les dons après le tsunami de 2004. Le simple fait pour MSF de contester l’urgence de la situation et de refuser les dons a entraîné des réactions d’une rare violence, que seule explique la passion de croire, bien sûr combinée au souci de remplir ses caisses. Ce que rappelle aussi la Somalie, c’est que l’aide en situation de famine ne se résume pas à un parachutage de vivres à destination d’une population isolée et en détresse. C’est pourtant ce modèle providentiel qui circule: on rassemble des fonds, on les transforme en nourriture énergétique, et on distribue le tout à ceux qui en ont besoin. Ce n’est malheureusement pas aussi simple…
Compte tenu de la pression médiatique croissante et de l’alarmisme extrême, je ne serais pas étonné que l’on propose des escortes militaires pour les convois à venir. Ce serait inepte mais on n’en est visiblement pas à une ineptie près. Sauf à répéter les énormes erreurs de l’opération Restore Hope menée en 1992 par les Américains, il va de soi que c’est avec les autorités locales et les intermédiaires locaux –qu’il ne faut ni idéaliser ni diaboliser– qu’il faut organiser tout cela. Sans eux ou contre eux, rien n’est possible, voici une des rares certitudes de la situation. C’est dire aussi que leur responsabilité est engagée, et pas seulement celle des intervenants étrangers.
Photo © Reuters
Crise humanitaire dans la Corne de l’Afrique : quelle crise, quelle corne ?
Depuis plusieurs semaines, les grands médias occidentaux relaient avec insistance des messages de plus en plus alarmistes concernant la sécheresse affectant la « Corne de l’Afrique ». Dans un précédent article, j’ai tenté d’expliquer que la situation dramatique qui prévaut dans cette partie du monde a malheureusement des causes principalement humaines. En premier lieu l’interminable chaos dans lequel se débat la Somalie depuis 21 ans. Cette interminable guerre civile rend très délicate toute tentative d’assistance humanitaire sérieuse et interdit tout projet de développement économique. Ni les parties somaliennes impliquées dans ce conflit, ni l’IGAD , ni l’Union Africaine, ni l’ONU, ni les grandes puissances ne sont parvenues, en deux décennies, à résoudre la crise somalienne. Depuis des années, on ne parlait plus guère de cette tragédie. Les grands médias n’évoquaient plus la Somalie que pour relater les opérations de plus en plus audacieuses des pirates, montées depuis les côtes somaliennes. Ces derniers, à bord d’embarcations rapides, parviennent à s’emparer de supertankers ou de yachts afin d’extorquer à leurs propriétaires d’exorbitantes rançons. Même lors du tsunami de 2004, on n’a pratiquement jamais évoqué la Somalie. Pourtant, les côtes de ce pays furent également touchées et de nombreux villages de pêcheurs furent rayés de la carte. Mais à la télévision, on ne vit que des reportages montrant les énormes dégâts subis par les côtes de Sumatra, de Thaïlande et du Sri Lanka. Malgré les excédents de dons récoltés pour les victimes du tsunami, l’aide des grandes organisations humanitaires n’a pas atteint les rivages somaliens.
Soudainement, la Somalie fait son grand retour dans l’actualité. Le monde semble enfin se rappeler que ce pays existe. Il y a quelques semaines, on annonçait que trois millions de personnes étaient menacées par la famine. Aujourd’hui, les mêmes sources font état d’une crise sans précédent qui affecterait douze millions d’êtres humains. Comment, en l’espace de quelques jours, est-on passé de trois à douze millions de victimes potentielles ? Rappelons que la Somalie compte moins de dix millions d’habitants et que la partie nord-est du pays a fait sécession en 1991, devenant la République du Somaliland. Aux dernières nouvelles, cet Etat, dont l’indépendance n’a pas été reconnue par la communauté internationale, ne serait pas touché par la crise humanitaire en cours. Il semblerait que c’est le sud de la Somalie qui soit principalement affecté. Or, cette région est loin, très loin, de compter douze millions d’habitants. On nous annonce que c’est la « Corne de l’Afrique » qui subit cette crise. Mais qu’entend-on par « Corne de l’Afrique » ? En regardant une carte de l’Afrique, on s’aperçoit que la pointe est du continent, terminée par le cap Gardafui, évoque vaguement la forme d’une corne. Ce cap se trouve en Somalie. Mais ce vocable géographique, « Corne de l’Afrique », inclut tous les pays de la région : non seulement la Somalie (et le Somaliland), mais aussi Djibouti, l’Erythrée et l’Ethiopie. On l’a dit, le Somaliland ne semble pas trop touché par la crise en cours. Il semblerait que l’Erythrée ne le soit pas non plus. Alors, où se trouvent les douze millions de victimes de cette crise ? Quelques centaines de milliers d’entre elles vivent dans le sud de la Somalie, otages des groupes armés qui ravagent cette région. Mais les autres, où sont-elles donc ? Une partie de la réponse à cette question semble être contenue dans les reportages vus à la télévision. Ces derniers, pour illustrer la crise affectant la Corne de l’Afrique nous montrent des images… du Kenya ! Ce pays d’Afrique de l’Est ne fait pourtant pas partie de la fameuse corne. Pourquoi donc nous parle-t-on de ce pays, qui continue à être une destination prisée pour des millions de touristes occidentaux et extrême-orientaux, amateurs de grands espaces parcourus d’éléphants et de girafes. Cependant, le Kenya est, depuis 21 ans, une destination pour d’autres visiteurs, moins fortunés, ceux-là : il s’agit des réfugiés qui fuient la Somalie voisine, ravagée par la guerre et la faim. Les autorités kényanes, le HCR et la communauté internationale ont laissé se développer un véritable « monstre » dans les confins arides et semi-désertiques du pays : le camp de réfugiés de Dadaab. Conçu au départ pour accueillir 100 000 réfugiés, il en compterait aujourd’hui 440 000, et sa population pourrait atteindre le demi-million avant la fin de l’année en cours. Ces chiffres font de lui le plus grand camp de réfugiés du monde. La récente sécheresse et les combats en Somalie ont provoqué un nouvel afflux de réfugiés, lui aussi canalisé vers Dadaab. Pourquoi avoir laissé se développer, pendant deux décennies, un camp aussi gigantesque ? Comment est-il possible, d’un point de vue logistique et financier, d’assurer la survie d’une population aussi énorme sept jours sur sept, 365 jours par an ? La trop fameuse « fatigue » des pays donateurs, conjuguée à la crise économique mondiale, ne risqueraient-elle pas de provoquer une catastrophe humanitaire ? Ne dit-on pas que le budget du Programme Alimentaire Mondial, depuis 2008, a été réduit de moitié ? Pourquoi, depuis 21 ans, n’a-t-on pas trouvé de solutions permettant aux réfugiés de s’intégrer, en les installant dans des centres plus petits ? Cela leur aurait permis de devenir progressivement autosuffisants, partiellement ou totalement, et cela aurait réduit considérablement le coût de l’assistance fournie. Pour comprendre cet apparent aveuglement international, il convient de rappeler que ces confins kényans où affluent les Somaliens sont habités par des Somalis qui, bien que citoyens kényans, ont la même langue, la même culture, le même mode de vie et la même religion que les nouveaux arrivants. L’intégration de ces derniers n’aurait donc pas dû constituer une tâche trop insurmontable. Mais le gouvernement kenyan n’en a pas voulu, craignant sans doute de voir se développer dans la région une sorte d’irrédentisme somalien. Car, comme la plupart des pays africains, le Kenya est un pays artificiel, créé par le pouvoir colonial. Il comprend de multiples ethnies, principalement bantoues et nilotiques, et majoritairement chrétiennes. Les Somalis musulmans du nord-est du pays n’ont donc pas grand-chose à voir avec le reste de la population kényane, et ils ont toujours été assez marginalisés. Peut-être que davantage de pressions, assorties de garanties internationales, auraient pu convaincre les autorités kényanes d’intégrer les réfugiés somaliens, évitant ainsi le développement de l’énorme camp de Dadaab, devenu parfaitement ingérable. Au fil des ans, ce camp est devenu le carrefour de tous les trafics. Comment s’assurer du nombre exact de réfugiés qui y vivent ? Malgré tous les fonds engloutis dans de coûteux recensements, le HCR en est bien incapable. Or, une variation de quelques pourcents seulement entre la population réelle et la population officiellement enregistrée peut constituer une source de revenus illicites énormes, dont les bénéficiaires sont multiples : fonctionnaires kényans corrompus, bureaucrates onusiens véreux, chefs somaliens cupides et commerçants profiteurs. En effet, l’aide internationale destinée aux réfugiés « fantômes » n’est pas perdue pour tout le monde. Elle est immanquablement revendue. En admettant que la différence entre la population réelle et la population officielle s’élève à 10%, ce sont 40 000 rations alimentaires, soit plusieurs tonnes de nourriture, qui sont détournées à chaque distribution et ce, depuis des années. Sans oublier tous les objets de consommation courante également distribués aux réfugiés : bâches, ustensiles de cuisine, jerrycans en plastique, bassines, etc. Toute cette nourriture, tout ce matériel, se retrouvent sur les marchés kényans et somaliens, alimentant une économie artificielle et générant des fortunes colossales. Plus grave encore, il est probable qu’une partie de cette manne humanitaire profite aussi aux Chebaabs somaliens, contribuant ainsi à leur effort de guerre et à leur emprise sur la population vivant sous leur contrôle. Les Chebaabs exercent d’ailleurs un contrôle officieux sur le camp, sur son fonctionnement et sur la vie des réfugiés, qui y subissent leurs pressions, voire leurs menaces. Dans les reportages vus à la télévision, on voit surtout des femmes et des enfants en bas âge, parmi les réfugiés qui affluent. Où sont les jeunes hommes ? Ne sont-ils pas des soldats chebaabs, de l’autre côté de la frontière ?
Toujours concernant la Corne de l’Afrique, on est allé jusqu’à y inclure l’Ouganda ! Ce pays que le jeune lieutenant Winston Churchill avait, au début du XXe siècle, qualifié de « perle de l’Afrique »... J’y ai vécu plusieurs années. L’Ouganda est un pays verdoyant, riche en terres extrêmement fertiles, idéales tant pour l’agriculture que pour l’élevage. Son altitude élevée lui a donné un climat relativement tempéré, qui permet une grande diversité dans les cultures. Comment peut-on oser assimiler un tel pays à l’aride et brûlante Somalie ? Sans doute parce qu’il existe en Ouganda une portion de territoire semi-aride : le Karamoja, situé au nord-est du pays. C’est la terre des Karimojong, farouches éleveurs et guerriers qui mènent une vie semi-nomade, en quête perpétuelle de pâturages pour leurs immenses troupeaux de bovins. Depuis l’indépendance de l’Ouganda en 1962, tous les gouvernements ougandais ont échoué dans leurs tentatives pour intégrer les Karimojong, jaloux de leur liberté et fiers de leur mode vie complètement différent de celui des autres Ougandais. Le Karamoja souffre de sécheresses chroniques, plus ou moins sévères. Celle de 1980 avait causé une famine dramatique. Il est possible que celle qui affecte le sud de la Somalie soit également ressentie au Karamoja. Mais on ne saurait pour autant assimiler les deux problèmes. Depuis des siècles, les Karimojong ont su développer des mécanismes leur permettant de faire face à des situations de quasi famine. Lorsque je travaillais pour le PAM en Ouganda, je fus frappé par le fait que de ne prendre qu’un seul repas quotidien était considéré par les Karimojong comme « normal », alors que cela était considéré comme un indicateur de famine partout ailleurs.
Où sont donc les 12 millions de personnes menacées par la grande famine annoncée par nos médias ? Au sud de la Somalie, comme on l’a vu, ainsi qu’au camp de réfugiés de Dadaab, au Kenya. Sans doute aussi dans le nord du Kenya, lui aussi semi-aride. Et aussi au sud de l’Ethiopie où, comme je l’ai expliqué dans mon article précédent, une absurde politique gouvernementale a conduit à l’expropriation des terres de petits paysans au profit de grandes compagnies nationales et internationales dont l’intention est de faire pousser de la canne à sucre. Or, on ne peut pas se nourrir de canne à sucre alors que, depuis des temps immémoriaux, les populations locales parvenaient à survivre grâce au millet et au sorgho qu’elles cultivaient. Une politique agricole aberrante semble donc bien être la cause principale de la crise, côté éthiopien. Cela avait déjà été le cas en 1984, lorsque le gouvernement marxiste de l’époque avait organisé des déplacements forcés de populations paysannes. Là encore, moins de complaisance de la part de la communauté internationale envers le gouvernement aurait peut être permis d’éviter le pire.
En Somalie, on l’a vu, la gravité de la crise a des origines humaines. Si le problème somalien avait été réglé politiquement, il eut été plus facile de faire face à la sécheresse en Somalie même, et il n’y aurait pas eu d’exode massif conduisant à la surpopulation du camp de Dadaab, au Kenya. Une solution à cette crise est-elle encore possible ? Voici les quelques pistes que je propose, pour éviter le pire.
Tout d’abord, je suis persuadé qu’il est urgent de désengorger Dadaab et de reloger une grande partie de cette population réfugiée dans des structures d’accueil plus petites et donc plus faciles à gérer et à contrôler.
Ensuite, je pense qu’il conviendrait de réduire le pouvoir de nuisance des Chebaabs. Il ne saurait être question de retenter une intervention militaire occidentale dans ce pays. Par contre, il faudrait davantage soutenir, matériellement et financièrement, les troupes de l’Union Africaine qui tentent, depuis des années, de soutenir le gouvernement de transition. Ce dernier ne contrôle que quelques quartiers de la capitale, Mogadiscio. Une sécurisation effective de la ville, de son port et de son aéroport, faciliterait sans doute une intervention humanitaire à grande échelle.
Un soutien militaire important au Kenya ne permettrait-il pas à son armée de franchir la frontière somalienne afin d’y établir, sous mandat de l’Union Africaine et de l’ONU, une zone sûre d’une largeur de cinquante à cent kilomètres, libérée de l’occupation chebaab ? Là aussi, une telle zone faciliterait une opération humanitaire à l’intérieur même de la Somalie. Et la sécurisation de la population vivant dans cette bande frontalière permettrait aussi d’endiguer l’exode massif vers le Kenya. L’administration de cette zone serait bien sûr confiée au gouvernement somalien de transition, qui pourrait ainsi s’implanter ailleurs qu’autour du palais présidentiel de Mogadiscio.
Enfin, je continue à me faire l’avocat d’une reconnaissance internationale de la République du Somaliland. Cela permettrait d’accorder davantage d’aide au développement à ce pays et aussi d’assister la population somalienne à partir du Somaliland. L’isolement international de ce pays n’a que trop duré, et il n’est pas justifié. La population de cet Etat a opté pour l’indépendance, et ce dernier s’est doté d’institutions démocratiques qui ont même permis, il y a peu, une alternance politique. L’indépendance du Somaliland ne contrevient en aucun cas au sacro-saint principe d’intangibilité des frontières héritées du colonialisme, puisque, à l’époque coloniale, une frontière en bonne et due forme existait entre Somaliland britannique et Somalia italienne.
Cette crise humanitaire de la Corne de l’Afrique ne sera pas simple à résoudre. Peut-être le serait-elle davantage si les différents acteurs faisaient preuve de davantage de transparence en ce qui concerne ses causes réelles et le nombre exact de ses victimes potentielles.
Hervé Cheuzeville, 7 août 2011
(Auteur de trois livres: "Kadogo, Enfants des guerres d'Afrique centrale", l'Harmattan, 2003; "Chroniques africaines de guerres et d'espérance", Editions Persée, 2006; "Chroniques d'un ailleurs pas si lointain - Réflexions d'un humanitaire engagé", Editions Persée, 2010)