Retour à Tarnac

Publié le par sceptix


mardi 21 septembre 2010


Par Mathieu Deslandes

Près de deux ans après les arrestations, les "jeunes du Goutailloux" ont repris le cours de leur vie à la marge. La procédure antiterroriste qui les vise pourrait être annulée. Il y a des fleurs des champs dans des flûtes à champagne, une casquette du Conseil général de Corrèze dans la gueule d’un sanglier empaillé et, dans une niche, une photo du résistant Georges Guingouin, le héros des maquis du Limousin. Douze clients sont attablés devant leur "menu ouvrier" à 12 euros, inauguré par un exceptionnel potage à la poire et au céleri. Le serveur, un costaud à lunettes, en jean et pull-over rouge, s’appelle Julien Coupat.

Coupat, oui, celui que le procureur de la République de Paris suspecte d’avoir formé une "cellule invisible". Le philosophe mis en examen pour "direction d’une association de malfaiteurs et dégradations en relation avec une entreprise terroriste" après le sabotage d’une caténaire de ligne TGV. Cet homme-là vous sert aujourd’hui un gâteau au chocolat. En décembre 2009, les neuf "mis en cause" dans le "dossier Tarnac" ont décidé de ne plus respecter leur contrôle judiciaire. Les cinq Tarnacois de la bande ont repris le travail au Magasin général, l’épicerie-bar-restaurant du village de 330 habitants. De retour sur le plateau de Millevaches, ils ont renoué avec leur vie d’avant le 11 novembre 2008. Celle d’avant les arrestations, les interrogatoires, la détention provisoire.

Depuis, des citadins arrivent en quête de nouvelle vie

Il y a eu des meurtrissures individuelles. Mais l’épisode les a confortés dans leur vision du monde. Il a aussi suscité un élan de sympathie, notamment chez les villageois. Tirade sonore de Jean Plazanet, maire (PCF) de Tarnac pendant quarante ans : "Jusqu’à preuve du contraire, leur pseudoterrorisme ne dépasse pas le stade de l’attentat philosophique". "Il y a eu des comités de soutien un peu partout en France. C’était inattendu. Et puis, ces derniers mois, des vacanciers se sont arrêtés ici pour nous faire part de leur solidarité", note Benjamin Rosoux, en déchargeant ce camion blanc, la version ambulante de l’épicerie, qu’il conduit à travers les hameaux isolés. Les entorses au contrôle judiciaire sont assumées sans fanfaronnade. La seule provocation tient sur un présentoir de cartes postales : des photos de slogans taggés le long de la route qui mène à Limoges : "Plateau insoumis", "Nique la Sdat", "C’est pas Julien, c’est l’esprit de Guingouin qui arrête les trains".

Pendant leur absence, les amis restés à Tarnac ont fait tourner leur ferme et le Magasin général – en dehors de la boulangerie, c’est le seul commerce de la commune. Depuis, d’autres copains sont arrivés. Ils sont désormais près d’une trentaine à demeure. La ferme du Goutailloux achetée en 2004 n’est plus leur seul point d’ancrage. Des camarades venus de Suisse ont acquis une autre exploitation. Des hangars sont en train d’être montés sur un troisième terrain, fraîchement planté d’arbres fruitiers. Les caravanes visibles il y a deux ans ont disparu : "les jeunes du Goutailloux" sont descendus s’installer dans les maisons à louer du bourg. L’afflux de sang neuf se vérifie dans les villages voisins. "Les maires avec qui je suis en contact me disent que le coup de Tarnac a multiplié les visites de citadins en quête de fermes, d’ateliers et de nouvelle vie", indique Thierry Letellier, président de la Communauté de communes du plateau de Gentioux. "En faisant cette fixette sur Tarnac, le pouvoir a fait du marketing révolutionnaire !"

Benjamin Rosoux, devant le Magasin général, est l’un des neuf accusés d’avoir formé une "cellule invisible" dans "l’affaire Tarnac" (Photo : Bernard Bisson)

À l’association De fil en réseaux, Frédéric Thomas reçoit environ 150 appels par an de candidats à l’installation dans la région. "On leur propose de venir passer quelques jours sous la pluie ou sous la neige, pour qu’ils comprennent bien ce qu’est la vie en milieu rural, la rigueur des éléments, et la nécessité d’avoir une voiture pour le moindre déplacement". Les motivations sont toujours un peu les mêmes. On vient ici pour le rose de la bruyère, pour les cimes des douglas qui percent la brume, pour ces petits ponts de pierre sous lesquels coule la Vienne, couleur de thé. On vient ici pour le silence si facile à trouver. Pour le vote, rouge écarlate depuis que les maçons du XIXème siècle ont rapporté de Paris, en même temps que la paye de leurs chantiers, des idées révolutionnaires. Et, de plus en plus, pour "les façons de vivre et de travailler singulières", comme celles développées par Ambiance Bois, une scierie communautaire autogérée, qui fonctionne depuis vingt-cinq ans "sans patron, avec des salaires égaux pour tous et sans chercher à croître forcément", souligne Michel Lulek, un des fondateurs.

"Faut voir la taille de leurs carottes"

Ce contexte a contribué à attirer Julien, Gaby, Yildune, Benjamin, Manon et les autres dans ce coin du Limousin. Après la "vague néorurale" des années 1970, après l’arrivée des adeptes du "développement local" des années 1980, ils font partie de cette nouvelle génération passionnée par la notion d’autonomie et persuadée qu’un village est une bonne échelle pour mener toutes sortes d’expériences politiques. À Tarnac, la règle est simple : plusieurs projets collectifs existent (retaper la ferme, réfléchir, travailler la terre, gérer l’épicerie…) et chacun détermine son degré d’implication. Leur désir de culture bio fait rire les vieux paysans ("Faut voir la taille de leurs carottes") ; leur difficile apprentissage du tricot amuse les vieilles paysannes ("Elles en ont dans la tête, leurs femmes, mais elles laissent tout le temps filer les mailles") ; les Tarnacois ne sont pas tous sensibles aux "fiestas jusque dans les 6 heures du matin" qu’ils organisent. Mais ils leur savent gré de "dire bonjour dans la rue" et d’avoir "sauvé l’école". C’était en juin dernier. La classe unique, qui rassemble huit élèves de maternelle et de primaire, devait fermer. Après trois jours d’occupation, le rectorat a renoncé.

Encore un an ou deux et les effectifs devraient dépasser la dizaine. "Quand ils sont arrivés, je leur avais dit : ’Pour sauver le pays, faut faire des petits’, se souvient Jean Plazanet. On a maintenant une douzaine de bébés." Pour l’ancien édile, le repeuplement n’est qu’une première étape. Navré d’avoir vu sa mairie, communiste depuis le congrès de Tours, basculer à droite en 2008, il rêve que "les jeunes" intègrent le conseil municipal à la prochaine élection. Et que l’un d’entre eux devienne maire à la suivante. "Vous verrez".

La procédure menacée
Toute la procédure judiciaire qui vise Julien Coupat, Yildune Lévy et leurs amis doit-elle être annulée ? C’est la question que doit examiner, jeudi prochain, la chambre de l’instruction. Le 5 novembre 2009, le juge Fragnoli avait adressé une commission rogatoire à la sous-direction antiterroriste (Sdat) pour qu’elle enquête sur sa propre enquête. À la lecture du résultat, les avocats de la défense ont été "sidérés". Dans une note de 60 pages qu’ils viennent d’adresser au juge Fragnoli, Maîtres Thierry Lévy et Jérémie Assous soulignent les contradictions des enquêteurs de la Sdat. Selon eux, "il n’existe plus de doutes sur le fait que le procès-verbal D104 n’est pas authentique". En clair : ils accusent les policiers d’avoir "bidonné" la pièce sur laquelle repose l’essentiel du dossier Tarnac. La chambre de l’instruction a un mois pour trancher : achever son enquête ou tout effacer.
Julien Coupat tel qu’en lui-même

Il veut bien en discuter mais refuse que ses propos soient cités entre guillemets. Il sait que tout ce qu’il pourrait dire risque d’être utilisé contre lui. Il ne tient pas à adopter une posture qui pourrait être perçue comme provocatrice. Il ne souhaite pas non plus se défendre puisqu’il estime n’avoir rien à se reprocher. Tous ces préalables en guise d’échauffement. Athlète de l’esprit, Julien Coupat renvoie chaque question qu’on lui pose. Il la décortique, la déconstruit, en redéfinit les termes et finit par répondre à côté. Une pointe d’ironie, pas plus : on n’est pas là pour rigoler. La conclusion d’un raisonnement est couronnée par un café, une cigarette ou une gorgée de bière. De cet étrange échange, on retiendra quatre mises au point.

1 - Il s’étonne qu’on s’étonne. Il refuse de considérer l’expérience de vie menée à Tarnac comme "différente" puisque cela reviendrait à reconnaître comme "normale" une société où règnent les rapports salariaux, l’institution du mariage, la consommation à tout-va, l’absence d’entraide au quotidien… Il assure que de nombreuses autres zones rurales sont le théâtre d’expériences comparables.
2 - Il récuse l’image post-hippie ou néo-baba cool qu’une "certaine élite parisienne" (entendre : les grands médias) a, selon lui, plaquée sur les jeunes gens du Goutailloux. Ni nostalgie d’une utopie soixante-huitarde, ni retour à la terre romantique dans leur démarche.
3 - Il juge l’idée de communauté fausse et réductrice. Ses amis et lui ont certes un "horizon du monde" en commun mais ne se sentent pas appartenir à une entité très définie qui, craignent-ils, fonctionnerait comme un surmoi. Des discussions, des textes, des manifestations doivent permettre de ne pas perdre de vue cet "horizon du monde".
4 - L’enjeu du moment – et c’était déjà le cas en prison – est de ne pas se radicaliser. Selon lui, les politiques antiterroristes menées par les États occidentaux essaient d’acculer les tenants d’opinions dissidentes à la paranoïa, au durcissement et à la clandestinité. "Céder", martèle-t-il, serait une bêtise". Et il écrase sa cigarette.

lejdd.fr

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Publié dans justice & police

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