Le statut de l’eau en droit international humanitaire

Publié le par sceptix



Théo Boutruche est candidat au DES en droit international à l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI), à Genève. L’auteur tient à remercier Laurence Boisson de Chazournes, professeur à la faculté de droit de l’ Université de Genève, et professeur invitée à l’IUHEI, pour ses précieux conseils.

“L’eau peut modeler l’Histoire. Faire ou défaire un roi, être instrument d’oppression ou même arme de guerre” [1]. En 1503, Léonard de Vinci conspira avec Machiavel pour détourner le cours de l’Arno et l’éloigner de Pise, avec laquelle sa ville natale, Florence, était en guerre. Quelque cinq siècles plus tard, Boutros Boutros Ghali constate, avec amertume et résignation: “The waters of the Nile will be the cause of the next war in our region, not politics” [2]. S’il est vrai que l’eau joue un rôle-clef dans cette région, l’affirmation de l’ancien secrétaire général des Nations Unies ne doit-elle pas être nuancée? L’eau peut-elle être la cause majeure des guerres du XXIe siècle?

Dans la mesure où la quantité disponible de l’eau est limitée, la conjonction de deux paramètres permet de mieux comprendre l’enjeu qu’elle représente: il y a, d’une part, l’immense inégalité de répartition des ressources en eau à la surface du globe; il y a, d’autre part, le sacro-saint principe de souveraineté étatique, qui trouve une expression extrême dans la doctrine Harmon de 1895 (selon laquelle un État peut proclamer une souveraineté absolue sur les portions du fleuve qui traversent son territoire) [3]. À cet antagonisme presque irréductible vient s’ajouter une possible contradiction entre les priorités accordées par les États aux différentes utilisations possibles de l’eau.

Cependant, certains spécialistes ont cherché à minimiser ces déclarations alarmistes. À cet égard, Homer-Dixon, directeur du Peace and Conflict Studies Program à l’Université de Toronto, dénonce “the myth of global waters war” [4]. L’approche qui a prévalu, à l’occasion du second Forum mondial de l’eau, organisé à La Haye en mars 2000, va dans ce sens. Peter Gleick, intervenant au groupe de discussion “War and Conflict Prevention”, refuse de voir le XXIe siècle comme celui des guerres de l’eau, “because wars never are about one issue” [5]. C’est davantage comme un vecteur de coopération s’inscrivant dans une stratégie de prévention des conflits que cette ressource naturelle a été appréhendée lors de cette réunion d’experts.

En temps de paix, un régime juridique très précis a été mis en place afin d’empêcher un différend portant sur l’eau de dégénérer. Comme le remarque Ameur Zemmali, “ses multiples fonctions, aussi nécessaires les unes que les autres, font d’elle une ressource vitale dont l’homme a toujours essayé de réglementer l’usage et la gestion” [6]. Par définition, ces règles n’ont pas vocation à être suspendues en temps de guerre. Djamchid Momtaz fait remarquer, à ce propos, qu’ “il est généralement admis que le déclenchement d’un conflit armé n’entraîne pas ipso facto l’extinction des traités relatifs à la protection de l’environnement…” [7].

Cette protection devrait, par conséquent et légitimement, être renforcée en période de conflit armé quand les menaces qui pèsent sur les intérêts humains s’intensifient. Ressource indispensable, l’eau peut devenir un moyen de combat redoutable ou subir des dommages irréparables du fait de l’utilisation inconsidérée d’armes chaque jour plus perfectionnées et plus destructrices. Il convient, dès lors, de s’interroger sur la protection que prévoit le jus in bello . Si le droit international humanitaire a vocation à s’appliquer lors de conflits armés, en vue de rendre la guerre moins inhumaine et de faire respecter certaines règles par les belligérants, il devrait, par définition, contenir un régime juridique précis afin de protéger cet élément vital [8]. Or, contrairement au droit en temps de paix, qui consacre de nombreuses règles à l’eau, le droit international humanitaire ne contient pas de régime juridique précis en vue de protéger “l’or bleu” . Est-ce à dire qu’en l’absence d’un ensemble de dispositions juridiques véritablement spécifiques, l’eau ne bénéficie d’aucun statut protecteur? Une réponse négative s’impose. Certes, si l’on entend par statut un régime juridique autonome, particulier, se suffisant à lui même, force est de constater qu’il fait défaut en droit international humanitaire.

Il n’en reste pas moins qu’une protection existe dans ce droit, même si elle est constituée de dispositions éparses. Il convient de souligner, à ce sujet, la quasi-absence d’articles relatifs à l’eau dans les quatre Conventions de Genève de 1949. Il faudra attendre les travaux de l’Association de droit international [9] et sa résolution relative à cette question [10] pour voir véritablement l’ébauche d’une codification (d’origine privée) en la matière. Ce n’est qu’avec l’adoption en 1977 des deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève, comportant des dispositions essentielles relatives à l’eau, que l’on assiste à un progrès sensible par rapport au vide juridique antérieur.

Les raisons essentielles de cette relative imprécision juridique résident principalement dans les caractéristiques mêmes de l’eau. Cette ressource naturelle, susceptible d’être tour à tour arme, victime ou cible dans un conflit [11], revêt un caractère variable qui rend difficile une appréhension globale et la mise en place d’un régime juridique précis. Mais l’absence de système protecteur autonome résulte avant tout de la manière dont l’eau est appréhendée en droit international. Le droit international humanitaire, visant impérativement à protéger les victimes des guerres et à régir la conduite des hostilités, ne va considérer l’eau que de manière incidente, au travers de ces objectifs fondamentaux. Par conséquent, cette ressource n’est jamais, en tant que telle, l’objet de la protection. C’est donc seulement en tant que besoin essentiel pour l’être humain, ou pour le danger qu’elle représente pour les personnes protégées, que le droit humanitaire va appréhender l’eau.

Par conséquent, à la lumière de ces problématiques, il convient d’étudier les différentes dispositions du droit des conflits armés relatives à l’eau (I), ainsi que celles qui participent à la protection de cette ressource de manière incidente (II), afin de mener une évaluation du système en vigueur et réfléchir sur les éventuelles perspectives d’évolution (III).

Les dispositions du droit international humanitaire relatives à l’ eau

Les dispositions spécifiques sont très peu nombreuses et s’ inscrivent toujours dans une perspective ne visant pas l’eau en tant que telle, mais prenant en compte le rapport particulier qu’elle peut entretenir avec les objectifs du droit international humanitaire [12]. Parallèlement à cette logique, la problématique de l’ objet de l’eau dans le conflit – cible ou arme – apporte un éclairage nouveau à l’architecture du système.

L’interdiction d’utiliser le poison constitue, dans cette perspective, une règle essentielle du dispositif protecteur de l’ eau. Déjà énoncé dans le Règlement de La Haye annexé à la Convention (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre adoptée en 1907, ce principe, repris par de nombreux instruments [13], revêt incontestablement une valeur coutumière. L’eau, ici, n’est plus source de vie, elle ôte la vie. Toutefois, la question du statut de cette ressource dans le conflit garde tout son intérêt par rapport à d’autres règles essentielles du droit international humanitaire.

L’interdiction d’attaquer [14] les biens indispensables à la survie de la population civile

Le droit international humanitaire a pour objet principal d’assurer la protection de certaines catégories de personnes victimes des hostilités, en faisant obligation aux combattants d’identifier des objectifs militaires et de n’attaquer que ceux-ci. C’est dans le cadre de la protection de la population civile que s’inscrit la règle de l’interdiction de détruire les biens indispensables à; la survie de cette catégorie de personnes. Ce principe est consacré par les articles 54 [15] du Protocole I et 14 [16] du Protocole II, régissant respectivement les conflits armés internationaux et les conflits armés non internationaux. Il s’agit d’une innovation importante du droit international humanitaire. L’eau est ici appréhendée en tant que cible et non plus en tant qu’arme. On cherche à détruire des systèmes d’approvisionnement en eau pour créer délibérément une situation de famine. C’est donc le lien particulier entre l’eau et l’être humain qui représente le fondement de la protection, et non la volonté d’appréhender cette ressource en tant que telle.

La structure même de l’article 54 répond à une volonté d’efficacité de la protection: le paragraphe 1 entend poser le principe de l’interdiction “d’utiliser contre les civils la famine comme méthode de guerre”; et les paragraphes 2 et suivants définissent les modalités d’application et le régime de la règle posée.

a) Le principe de l’interdiction de la famine comme méthode de guerre

La règle introduite dans les Protocoles de 1977, applicable quel que soit le type de conflit armé, répond à une volonté des négociateurs de la Conférence diplomatique (tenue de 1974 à 1977) de s’attaquer à la guerre totale. En prohibant de façon générale cette arme, ils ont accordé une protection non négligeable à l’eau, élément indispensable à la vie. En effet, tant dans l’article 54 du Protocole I que dans l’article 14 du Protocole II, la famine est désormais prohibée comme méthode de guerre, c’est-à -dire comme arme utilisée pour anéantir ou affaiblir la population.

Il convient de souligner le fait qu’une violation de l’article 54 du Protocole I constitue non seulement une infraction à celui-ci, mais peut aussi être constitutive d’un crime de génocide, si la famine est menée avec l’intention de détruire tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, aux termes de la Convention sur le génocide [17]. La Cour internationale de Justice, dans son avis de 1996 sur la licéité de la menace ou de l’emploi de l’arme nucléaire, en faisant référence à la définition donnée par ce traité, souligne l’ importance de l’intention parmi les éléments constitutifs du crime de génocide [18]. Par ailleurs, le Statut de la Cour pénale internationale, adopté à Rome le 17 juillet 1998, déclare crime de guerre le fait de recourir intentionnellement à la famine contre des civils [19].

Reste que tout principe, une fois proclamé, nécessite des modalités d’application qui conditionnent sa portée.

b) Les modalités d’application du principe et son régime juridique

Prévues à l’article 54, paragraphe 2, du Protocole I, ces modalités visent spécifiquement l’eau en précisant qu’ “il est interdit d’attaquer, de détruire, d’ enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile, tels que (…) les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation (...)” [20]. L’eau est aussi spécifiquement protégée dans le cadre du Protocole II, puisque l’on retrouve les mêmes termes dans l’article 14, (qui est la version simplifiée de l’article 54).

Tout d’abord, on peut souligner le fait que les rédacteurs de cette disposition ont cherché à étendre la prohibition au plus grand nombre de situations possibles. Par ailleurs, la liste énumérant les biens indispensables à la survie de la population civile et qui, par conséquent, bénéficient d’une protection spéciale, n’est pas limitative. Cependant, elle vise, à titre d’exemples, les principaux biens, au premier rang desquels on trouve certains de ceux relatifs à l’eau. Reste que cette immunité n’est ni absolue, ni générale. En effet, le paragraphe 3 de l’article 54 envisage les cas dans lesquels la protection pourrait être levée. Ces limitations obéissent toutes à la même logique, celle de la prise en compte des nécessités militaires. Cette exception réduit considérablement la portée de la protection. Néanmoins, le critère de l’ “appui direct” ne paraît pas si restrictif, car “on ne voit pas bien comment les denrées alimentaires, les récoltes, le bétail et les réserves d’eau potable pourraient être utilisés comme appui direct d’une action militaire” [21]. La condition absolue énoncée à la fin de l’alinéa b) – la nécessité militaire ne prévalant pas dans les cas où l’on peut penser qu’une action aboutirait à réduire la population civile à la famine ou à la forcer à se déplacer [22] – permet, aussi, de renforcer la protection de l’eau. Enfin, le paragraphe 5 met en avant les situations dans lesquelles “des dérogations aux interdictions prévues au paragraphe 2 sont permises”.

Il apparaît, en définitive, que le principe de l’interdiction d’attaquer les biens indispensables à la survie de la population civile et son corollaire, la prohibition de la famine comme arme, constituent des instruments juridiques essentiels pour la protection del’eau.

Dans le cadre des développements précédents, les articles étudiés traitent particulièrement – mais pas exclusivement – de l’eau. Il existe une autre règle du droit international humanitaire qui, par définition, ne vise pas spécifiquement cette ressource et revêt plutôt un caractère générique. Il s’agit du principe de l’interdiction d’attaquer des ouvrages et installations contenant des forces dangereuses énoncé par l’article 56 du Protocole I. Cependant, à la lecture de cette disposition, l’eau paraît être largement prise en compte dans le cadre de l’énumération des biens susceptibles de bénéficier d’une protection.

Interdiction d’attaquer des ouvrages et installations contenant des forces dangereuses

 la suite ici : http://www.cicr.org/web/fre/sitefre0.nsf/htmlall/5fzhpx?opendocument


Publié dans Révolutions

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E
je choisis ça, ça te va ? Eva
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S
<br /> Bien sûr Eva mais l'article est très très long bises<br /> <br /> <br />