Organiser la famine et criminaliser ceux qui la fuient
La fuite des Africains par la mer est favorisée par une circonstance particulière : la destruction rapide des communautés de pêcheurs sur les côtes atlantique et méditerranéenne du continent. Quelques chiffres.
Dans le monde, 35 millions de personnes vivent directement et exclusivement de la pêche, dont 9 millions en Afrique (6). Les poissons comptent pour 23,1 % de l’apport total de protéines animales en Asie, 19 % en Afrique ; 66 % de tous les poissons consommés sont pêchés en haute mer, 77 % en eaux intérieures ; l’élevage en aquaculture de poissons représente 27 % de la production mondiale. La gestion des stocks de poissons dont les déplacements s’effectuent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des zones économiques nationales revêt donc une importance vitale pour l’emploi et la sécurité alimentaire des populations concernées.
La plupart des Etats de l’Afrique subsaharienne sont surendettés. Ils vendent leurs droits de pêche à des entreprises industrielles du Japon, d’Europe, du Canada. Les bateaux-usines de ces dernières ravagent la richesse halieutique des communautés de pêcheurs jusque dans les eaux territoriales. Utilisant des filets à maillage étroit (interdits en principe), elles opèrent fréquemment en dehors des saisons où la pêche est autorisée. La plupart des gouvernements africains signataires de ces concessions ne possèdent pas de flotte de guerre. Ils n’ont aucun moyen pour faire respecter l’accord. La piraterie est reine. Les villages côtiers se meurent.
Les bateaux-usines trient les poissons, les transforment en surgelés, en farine ou en conserves, et expédient du bateau aux marchés. Exemple : la Guinée-Bissau, dont la zone économique abrite un formidable patrimoine halieutique. Aujourd’hui, pour survivre, les Bissagos, vieux peuple pêcheur, sont réduits à acheter sur le marché de Bissau – au prix fort – des conserves de poisson danoises, canadiennes, portugaises.
Plongés dans la misère, le désespoir, désarmés face aux prédateurs, les pêcheurs ruinés vendent à bas prix leurs barques à des passeurs mafieux ou s’improvisent passeurs eux-mêmes. Construites pour la pêche côtière dans les eaux territoriales, ces barques sont généralement inaptes à la navigation en haute mer.
Et encore… Un peu moins d’un milliard d’êtres humains vivent en Afrique. Entre 1972 et 2002, le nombre d’Africains gravement et en permanence sous-alimentés a augmenté de 81 à 203 millions. Les raisons sont multiples. La principale est due à la politique agricole commune (PAC) de l’Union européenne.
Les Etats industrialisés de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ont payé à leurs agriculteurs et éleveurs, en 2006, plus de 350 milliards de dollars au titre de subventions à la production et à l’exportation. L’Union européenne, en particulier, pratique le dumping agricole avec un cynisme sans faille. Résultat : la destruction systématique des agricultures vivrières africaines.
Prenons l’exemple de la Sandaga, le plus grand marché de biens de consommation courante de l’Afrique de l’Ouest. La Sandaga est un univers bruyant, coloré, odorant, merveilleux, situé au cœur de Dakar. On peut y acheter, selon les saisons, des légumes et des fruits portugais, français, espagnols, italiens, grecs, etc. – au tiers ou à la moitié du prix des produits autochtones équivalents.
Quelques kilomètres plus loin, sous un soleil brûlant, le paysan wolof, avec ses enfants, sa femme, travaille jusqu’à quinze heures par jour… et n’a pas la moindre chance d’acquérir un minimum vital décent.
Sur 52 pays africains, 37 sont des pays presque purement agricoles.
Peu d’êtres humains sur terre travaillent autant et dans des conditions aussi difficiles que les paysans wolof du Sénégal, bambara du Mali, mossi du Burkina ou bashi du Kivu. La politique du dumping agricole européen détruit leur vie et celle de leurs enfants.
Revenons à Frontex. L’hypocrisie des commissaires de Bruxelles est détestable : d’une part, ils organisent la famine en Afrique ; de l’autre, ils criminalisent les réfugiés de la faim.
Aminata Traoré résume la situation : « Les moyens humains, financiers et technologiques que l’Europe des Vingt-Cinq déploie contre les flux migratoires africains sont, en fait, ceux d’une guerre en bonne et due forme entre cette puissance mondiale et de jeunes Africains ruraux et urbains sans défense, dont les droits à l’éducation, à l’information économique, au travail et à l’alimentation sont bafoués dans leurs pays d’origine sous ajustement structurel. Victimes de décisions et de choix macroéconomiques dont ils ne sont nullement responsables, ils sont chassés, traqués et humiliés lorsqu’ils tentent de chercher une issue dans l’émigration. Les morts, les blessés et les handicapés des événements sanglants de Ceuta et de Melilla, en 2005, ainsi que les milliers de corps sans vie qui échouent tous les mois sur les plages de Mauritanie, des îles Canaries, de Lampedusa ou d’ailleurs, sont autant de naufragés de l’émigration forcée et criminalisée »
Voici un article d'archives 2004 du "MONDE DIPLOMATIQUE" qui confirme, si besoin était, la planification de la mort des habitants des pays du Sud et duu Tiers-Monde :
Des dizaines de milliers de réfugiés tenus à distance
A une large majorité, le Parlement néerlandais a approuvé, le 17 février 2004, la décision d’expulser 26 000 étrangers sans papiers, vers des pays comme la Tchétchénie, l’Afghanistan et la Somalie. Les tenants d’une politique dure vis-à-vis de l’asile ont trouvé des collaborateurs dans tous les gouvernements européens. Avec la participation (monnayée) des pays d’origine, ils mettent en place toute une architecture visant à exporter le « traitement » des réfugiés. Ce qui passe par l’ouverture de camps et signifie, à terme, la mort du droit d’asile.
Aux frontières de l’Europe, les réfugiés sont en passe d’être traités comme les autres migrants : dans un climat de nervosité croissante, l’asile est de plus en plus sacrifié au nom de la nécessité proclamée d’une « maîtrise » sélective de l’immigration. Contestable quant aux principes – obtenir l’asile relève en effet d’un droit (consacré par la convention de Genève de 1951), tandis que l’immigration est d’ordre discrétionnaire –, cette confusion découle de la volonté affirmée des Etats membres de l’Union européenne (UE) de remettre en question le droit del’asile... pour mieux en finir avec le droit d’asile.
Les inégalités croissantes en matière de bien-être, de démocratie et de paix civile entre pays dominants et dominés alimentent la peur d’un déferlement incontrôlé d’étrangers. A ce sentiment s’ajoute le désarroi causé par l’échec avéré des politiques d’accueil et d’intégration des migrants. Ces obsessions (1) conduisent les gouvernants à fermer toutes les autres voies légales aux personnes qui cherchent à fuir des situations épouvantables, et font ainsi la part belle à la demande d’asile. Beaucoup des supposés « profiteurs » de l’asile risquent leur vie pour rejoindre l’Europe, apportant par-là une terrible et involontaire confirmation aux images d’un flux impossible à endiguer (voir la carte). De telles prémisses mobilisent tous les ressorts de l’électoralisme xénophobe : réfugié ou non, l’étranger serait un danger, et son irruption une folie (2).
En 1997, le traité d’Amsterdam faisait de l’asile un enjeu prioritaire de la politique migratoire des Quinze. De mieux en mieux rodée depuis, la mécanique idéologique et juridique de l’UE se décline en trois mouvements : dire d’abord que la pression aux frontières est devenue intenable ; contester ensuite le bien-fondé de la demande d’asile ; enfin, puisque de tels énoncés montrent vite leurs limites opérationnelles (et un certain coût politique), s’arranger pour renvoyer l’encombrant dossier des réfugiés loin des regards de la société civile. Or cette externalisation de l’asile est porteuse d’inévitables stratégies d’enfermement dans des camps spéciaux : une mécanique qui menace la légitimité même de la notion de « réfugié ».
La lutte contre l’immigration clandestine devient source de dépenses aussi lourdes qu’inefficaces. Elle conduit les Etats à gérer ou à tolérer chez eux divers types de zones ad hoc régies hors du droit commun, qui inquiètent à juste titre les défenseurs des droits de l’homme (3). A propos de l’enclave espagnole de Ceuta, au Maroc, où trois cents demandeurs d’asile enregistrés sont à la rue, le président de la Commission espagnole d’aide aux réfugiés (Cear) disait son désarroi : « Aujourd’hui, c’est très douloureux à dire, l’Espagne est une terre hostile aux réfugiés à cause de la politique du gouvernement. (...) L’Espagne démocratique de 2003 a oublié l’Espagne sanglante de 1939, qui a vu des centaines de milliers de ses enfants fuir le régime de terreur de Franco et se répandre aux différents coins de la planète (4). »
Pour mettre en cause la légitimité d’une proportion croissante des demandes d’asile, certains pays comme l’Autriche invoquent le vieillissement des critères de la convention de 1951 et proposent « une nouvelle approche ne reposant plus sur un droit individuel et subjectif mais sur l’offre politique émanant des Etats d’accueil (5) ». Jusqu’en 2003, la France a toujours prôné une doctrine restrictive : seules les personnes persécutées par les Etats comme tels pouvaient trouver grâce aux yeux de l’Office français de protection (sic) des réfugiés et apatrides (Ofpra), avec le statut de « réfugié ». Tout ce qui relevait de l’oppression de la femme, de la persécution des minorités, de la confiscation des biens ou encore des massacres inter-ethniques pouvait motiver le rejet de la demande d’asile, dès lors que l’agent persécuteur n’était pas l’Etat. Par la suite, la France inventera l’« asile territorial » (loi du 11 mai 1998), érigé maintenant dans l’Union au rang de « protection subsidiaire » : un asile au rabais et surtout réversible, considéré comme une « admission exceptionnelle au séjour » et « distincte de la notion de reconnaissance de la qualité de réfugié » au sens de la convention de Genève.
Les années 1980 ont vu se propager des notions telles que « faux réfugié » ou « réfugié économique », destinées à stigmatiser les demandeurs d’asile jugés illégitimes. « Les nombreuses demandes de statut de réfugié présentées par des immigrés économiques(...) doivent être résolument rejetées », écrivait en 1984 le président de la Commission des recours des réfugiés (CRR), M. André Jacomet (6). Après avoir entendu fustiger « ces immigrés clandestins qui empêchent l’intégration des étrangers déjà sur place », on a eu droit au refrain du « trop d’asile tue l’asile », qui dans la langue de l’UE se module ainsi aujourd’hui : le « gonflement des flux composés à la fois de personnes ayant légitimement besoin d’une protection (...) et de migrants utilisant les voies et les procédures d’asile pour accéder au territoire des Etats membres (...) constitue une menace réelle pour l’institution de l’asile (7) ».
Suspecté a priori de tromperie, le requérant d’asile est pour finir (et pour comble) accusé d’engorger les services spécialisés dans l’examen de sa demande ou dans l’organisation de son refoulement. Afin de diriger les migrants « abusifs », sans autre examen de leurs motifs, vers des zones d’attente en vue d’organiser leur départ, une résolution européenne de 1992 a instauré les notions de « demande manifestement infondée » (reprise l’année suivante par une loi française) et de « fraude délibérée » (8). Loin de tarir le flot, cette disposition n’a pu que provoquer un encombrement de personnes qui, en dehors de toute procédure contradictoire, sont « indésirables » quoique difficilement expulsables : ainsi les Kurdes venus d’Irak, pays avec lequel les relations aériennes sont suspendues depuis la guerre du Golfe de 1991.
Il y a certes quelques dissonances parmi les Etats membres sur la question des réfugiés « clandestins », notamment lorsqu’il s’agit du fructueux marché de l’emploi illégal : on a pu le constater en Italie avec les filières albanaises de main-d’œuvre. Pendant trois ans, jusqu’à sa fermeture en décembre 2002, le camp de Sangatte, officiellement confié à la Croix-Rouge par les autorités françaises, a permis le passage d’au moins 80 000 réfugiés vers l’Angleterre. Cela peut s’interpréter comme une contribution notable à l’emploi non déclaré outre-Manche. Plus généralement, nul ne peut ignorer que les réfugiés sans statut contribuent à faire tourner certains secteurs économiques. Mais la guerre à l’asile est déclarée, et elle s’appuie sur un arsenal argumentaire et méthodologique inquiétant, qui se déploie dans ces deux directions : tenir à distance, mettre à l’écart.
Tenir à distance le réfugié : si la personne craint légitimement pour sa sécurité, on arguera alors des avantages d’un asile hors de l’Europe, à proximité du lieu qu’elle fuit, censé répondre à sa demande de protection. NIMBY, Not in my backyard (Pas dans mon arrière-cour) : l’application de ce principe est à l’origine de casuistiques subtiles et d’une grande inventivité pratique. Ainsi, conformément à la convention de Schengen de juin 1990, de lourdes sanctions ont été progressivement instaurées contre les compagnies de transport qui embarqueraient des étrangers suspects de vouloir immigrer frauduleusement. La privatisation des contrôles à la source par des personnels civils et le flicage des comptoirs aériens par des agents chargés de leur apprendre à repérer les fraudeurs potentiels sont désormais devenus une institution.
Ensuite, c’est le statut même de réfugié qui se voit mis en cause. En 1999, pendant la guerre civile yougoslave, la France a ressorti un vieil argument (qui avait eu cours lors des persécutions nazies de l’entre-deux-guerres) : le gouvernement de M. Lionel Jospin décréta, sous les applaudissements discrets de l’opposition parlementaire (droite), que donner le statut de réfugié aux minorités du Kosovo reviendrait à entériner « le fait accompli » des exactions serbes (9). On vit alors poindre l’étrange raisonnement, d’un paternalisme mêlé de culturalisme, selon lequel les gens se trouvent plus à l’aise et mieux disposés à participer le moment venu à la reconstruction du pays s’ils restent près de celui-ci (10) – c’était dire a contrario que les pays européens (pas toujours si lointains) sont plus à l’aise s’ils n’ont pas de réfugiés à accueillir.
L’Europe recourt par ailleurs depuis 1992 à la notion de « pays sûr », qui autorise le refoulement des réfugiés dans les pays d’origine ou de transit, dès lors que ces derniers sont considérés comme offrant des garanties pour leur sécurité. Si des accords de réadmission ont été signés, ces pays doivent récupérer les personnes refoulées. Ces « garanties », au demeurant bien hypothétiques dans certains pays dits « sûrs » et dont la situation peut basculer très vite (à l’instar de la Côte d’Ivoire où, en raison du conflit, la France a cessé de rediriger des migrants indésirables), valent encore moins dans le cas où ces pays renvoient les réfugiés vers d’autres destinations. De plus, cette liste est rarement rendue publique. Les Etats de l’Union peinent actuellement à s’accorder, non tant sur le principe des pays sûrs que, pour d’évidentes raisons diplomatiques, sur une liste commune.
Parallèlement, une proposition de directive européenne de juin 2002 (11) a ouvert la voie à la notion d’« asile interne » : avant d’accorder sa protection, le pays saisi par le requérant d’asile vérifiera que ce dernier ne pouvait pas trouver, sur le territoire de son propre pays, un lieu où il serait en sécurité. De tels lieux peuvent être gérés, énonce le même projet, par des « organisations internationales et des autorités permanentes s’apparentant à un Etat ». Quelles garanties aurait la personne ainsi éconduite dans des zones instables ou mal contrôlées ? Il semble qu’on ait oublié Srebrenica (12). Mais, sans attendre l’accord de ses partenaires, la France s’est empressée de mettre l’asile interne dans sa toute nouvelle loi sur l’asile du 10 décembre 2003.
Certains des nouveaux membres de l’Union, comme la Pologne et la République tchèque, sont l’objet d’une préoccupation particulière, car nombre de réfugiés pénètrent dans l’espace européen par leurs frontières. En vertu du règlement européen « Dublin II », en vigueur depuis 2003, c’est au premier pays rejoint par l’immigrant de s’en occuper.
Le 22 janvier 2004, exprimant devant les ministres européens de l’intérieur sa préoccupation d’un possible « engorgement des systèmes d’asile », le directeur du Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), M. Ruud Lubbers, affichait ses craintes : « Dans certains des nouveaux pays de l’Union (...), il n’y a que 15 ou 20 assesseurs des demandes d’asile. (...) Que va-t-il se passer si des milliers de demandeurs d’asile supplémentaires sont renvoyés vers ces pays par les autres pays de l’“intérieur” de l’Union ? Il y a un danger d’effondrement des procédures harmonisées dans ces nouveaux pays (13). » Et de préconiser – entre autres – l’établissement de « centres de réception européens » mettant à contribution des équipes d’assesseurs et d’interprètes « de toute l’Union » – ce qui laisse présager un alignement sur les pays ayant une longueur d’avance dans la remise en question de la convention de 1951. Une orientation qui mène tout droit, elle aussi, à un dispositif d’internement des étrangers dans des camps spéciaux (14).
En février 2003, le gouvernement britannique proposait d’instruire les demandes dans des « centres de transit » (transit processing centers) chargés, loin des regards, de trier les bons et les mauvais réfugiés – du moins ceux qui auront survécu au voyage, car il est maintenant clair que la mortalité des candidats à l’asile est devenue un mode de régulation de ce dernier. Il était suggéré, pour « exporter » ces sites, d’ouvrir des plates-formes off shore dans des pays tels que le Maroc, la Turquie, la Croatie, la Somalie ou l’Iran – pays « sûrs », était-il implicitement postulé (15) ! Mais de son côté, le HCR avait invoqué le nécessaire « partage du fardeau » en lançant fin 2002 l’opération « Convention plus », destinée à faire passer l’idée que les réfugiés doivent rester autant que possible dans des zones proches de leur pays de provenance. Intéressé par la proposition britannique, il en proposa l’aménagement : les « réfugiés économiques » ou demandeurs d’asile « abusifs » seraient placés dans des centres fermés communs aux Etats membres, la différence étant que ces centres seraient localisés à l’intérieur des frontières de l’UE – vraisemblablement chez les nouveaux pays adhérents (16).
La proposition britannique fut rejetée au sommet de Thessalonique de juin 2003, les Etats membres décidant plutôt de privilégier les accords de réadmission avec les pays d’émigration. Passé maître dans l’art de souffler alternativement le chaud et le froid sur les réfugiés, M. Ruud Lubbers adressait en novembre 2003 une sévère mise en garde aux Etats de l’Union quant à l’élaboration d’une politique commune d’asile où les droits de l’homme ne seraient pas garantis (notamment en matière de « pays sûrs »). Toutefois, malgré ces déclarations, le HCR paraît s’écarter de sa vocation de protection des personnes en danger et d’aide à leur réinstallation pour se mettre progressivement au service des politiques européennes de délocalisation de l’asile (17).
La mise à l’écart des réfugiés appelle automatiquement la création de camps spéciaux. Les notions de « pays sûrs », d’« accords de réadmission » ou de « centres de transit » impliquent toutes un traitement par groupes de la question, d’où découle une logique d’exception fondée sur l’enfermement collectif, perpétuellement renouvelé, de catégories désignées de personnes. La convention de 1951 élargissait l’éligibilité à l’asile à « toute personne craignant avec raison d’être persécutée » à cause d’une quelconque appartenance (18). La nouvelle politique européenne, épaulée par le HCR, énonce à l’inverse qu’il est des gens qui, du fait de leur appartenance, ne sauraient légitimement demander l’asile chez nous. L’opération idéologique est redoutable parce qu’elle est performative : elle désigne et fixe des groupes sur le critère de leur origine, confirmant ainsi sa raison d’être. A terme, un racisme antiréfugié ciblé sur certaines appartenances nationales ou ethniques, tel qu’il existe déjà en Italie à l’endroit des Albanais ou en France contre les Roms roumains, est un produit inévitable de ce type de politique.
Un autre péril réside dans le système de relations internationales que conforteront les politiques d’externalisation et de camps. Loin de nous éloigner de l’impérialisme, ce rejet nous y renvoie. Déjà, l’admission des nouveaux Etats membres a fait l’objet de tractations peu vertueuses, où le « ticket d’entrée » dans l’Union était payé par la bonne volonté pour aider à endiguer les migrations : c’est le cas notamment pour la Pologne, premier pays avec lequel le « groupe de Schengen » passa un accord de réadmission dans les années 1990. Mais à présent, qu’il s’agisse de tels accords ou de plates-formes pour demandeurs d’asile, se profile un dispositif inquiétant de marchandage et de division mondiale du travail.
Marchandage : derrière l’écran de fumée de l’aide au développement (qui sera négociée avec les pays endettés contre leur coopération « à la source » à la lutte contre l’immigration) pointent une corruption aggravée de dirigeants souvent bénéficiaires exclusifs de ces aides, le renforcement des systèmes de clientèle hérités de la colonisation et, à terme, des tensions aggravées entre des pays qui prétendaient s’unir contre le réfugié, cet ennemi imaginaire. Symptôme alarmant : la notion de « pays d’émigration illégale » a fait son apparition, outrage à la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui proclame le droit pour chacun de quitter son pays (19).
Division du travail : à côté de l’agriculture intensive, des mines, de l’exploitation des enfants et du tourisme, pourquoi ne pas imaginer de nouvelles spécialisations nationales, lucratives aujourd’hui mais affameuses à terme, telles que la gestion à distance de centres de détention délocalisés, avec « conseillers techniques » et appui logistique occidentaux ?
Veut-on des signes avant-coureurs de tels scénarios ? En septembre 2003, constatant le piétinement des négociations d’accords de réadmission, le commissaire européen Antonio Vitorino exprimait le souhait de monnayer la bonne volonté des Etats tiers à reprendre sur leur sol les clandestins venus de chez eux (nationaux ou en transit), contre l’octroi de quotas d’immigration aux mêmes pays. Surtout, ajoutait-il, pour les travaux non qualifiés dont l’Europe a besoin, précisant que l’idée avait germé en Italie, qui l’appliquait déjà (20).
Et le 8 janvier 2003, le Conseil fédéral suisse et le gouvernement sénégalais signaient un « accord de transit » aux termes duquel le Sénégal s’engageait à assurer la réception et le réacheminement de tous les ressortissants africains que la Suisse frapperait d’une décision de renvoi ou d’interdiction de territoire, à charge pour le pays d’accueil de se dépêtrer avec l’identification de l’Etat d’origine. Très elliptique, l’article 15 du protocole traitait des « prestations spéciales », dont les frais de dépense seraient « réglés d’accord partie » (sic). On conçoit à quels dénis de justice cette innovation aurait pu aboutir, si elle n’avait pas échoué sous l’effet conjoint (pour des raisons variées) du tollé qu’elle a soulevé à Dakar comme chez les défenseurs helvétiques des droits de l’homme. Pour combien de temps encore ?
A une large majorité, le Parlement néerlandais a approuvé, le 17 février, la décision d’expulser 26 000 étrangers sans papiers, vers des pays comme la Tchétchénie, l’Afghanistan et la Somalie. Les tenants d’une politique dure vis-à-vis de l’asile ont trouvé des collaborateurs dans tous les gouvernements européens. Avec la participation (monnayée) des pays d’origine, ils mettent en place toute une architecture visant à exporter le « traitement » des réfugiés. Ce qui passe par l’ouverture de camps et signifie, à terme, la mort du droit d’asile.
http://www.monde-diplomatique.fr/2004/03/MORICE/11059
Voir aussi
- Des morts par milliers aux portes de l’Europe, par Olivier Clochard et Philippe Rekacewicz (carte)
1) Au sens étymologique de ce mot, qui connote le fait d’être ou de se sentir assiégé.
(2) Sur la signification de cette « rhétorique de la mise en péril », lire Didier Bigo, « Sécurité et immigration », Cultures & Conflits, n° 31-32, Paris, automne-hiver 1998.
(3) Voir la carte « Les camps d’étrangers en Europe », Plein droit, n° 58, décembre 2003 ; et le site du réseau Migreurop.
(4) El País, Madrid, 2 janvier 2004.
(5) Document inaugural de la présidence autrichienne de l’Union, 1998. L’an dernier, un document laissant entendre que la Grande-Bretagne envisageait de dénoncer la convention a obligé le gouvernement de M. Anthony Blair à démentir (The Guardian, Londres, 6 février 2003).
(6) Préface à Frédéric Tiberghien, La Protection des réfugiés en France, Economica, Paris, 1984.
(7) Communication de la Commission européenne, 26 mars 2003, citée par Patrick Delouvin, « Europe : vers une externalisation des procédures d’asile ? », Hommes & Migrations, n° 1243, Paris, mai-juin 2003.
(8) Résolution des ministres européens responsables de l’immigration, Londres, 30 novembre-1er décembre 1992.
(9) Cf. « Quel asile pour les Kosovars ? », Plein droit, n° 44, décembre 1999. Le 12 avril 1999, un télégramme diplomatique enjoignait aux représentations françaises de sélectionner soigneusement les réfugiés, exigeant notamment la présence en France d’un parent résidant.
(10) C’est si peu vrai que ce sont des Kosovars qui sont à l’origine du camp de Sangatte, créé en septembre 1999 pour mettre fin à l’errance de ces réfugiés « provisoires » dans les rues de Calais.
(11) Deux ans plus tard, cette directive n’a toujours pas été adoptée – signe certain de désaccords entre les Etats membres.
(12) Lire Daphné Bouteillet-Paquet, « Un droit d’asile qui s’effrite », Plein droit, no 57, Paris, juin 2003.
(13) Communiqué de presse du HCR, 22 janvier 2004.
(14) Cf. note 3.
(15) Cf. Claire Rodier, « Les camps d’étrangers, nouvel outil de la politique migratoire de l’Europe », Mouvements, Paris, n° 30, novembre-décembre 2003. Voir aussi les sites Pajol et Statewatch.
(16) Communication de Ruud Lubbers à la rencontre informelle des ministres de l’intérieur, Veria, 28 mars 2003.
(17) Cette orientation a attiré sur la Grande-Bretagne et sur le HCR les foudres d’Amnesty International, qui la juge « illégitime et impraticable ».
(18) Race, religion, nationalité, groupe social et opinions politiques sont les critères de la convention du 28 juillet 1951.
(19) « Les Quinze ne sanctionneront pas les pays d’émigration illégale » titrait Le Monde daté du 23-24 juin 2003.
(20) Le Monde, 3 octobre