HORTEFEUX ET LES "QUOTAS"

Publié le par sceptix

Brice Hortefeux, nouveau lexicographe
Comment dit-on « quota » en novlangue ?

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Difficile, quand on tient une chronique de décryptage médias à orientation linguistique (même en ne prenant la parole que deux fois par mois), de ne pas avoir l’impression de se répéter et de pointer inlassablement les mêmes entourloupes. Entourloupes qui ont pour effet, et c’est là leur extrême nocivité, non de nous révolter contre un système inepte ou manipulateur, mais de nous donner l’impression, par le flou qu’elles diffusent chroniquement, qu’on ne comprend pas tout, et qu’au fond, ce n’est pas très grave. Moi j’ai très souvent l’impression que je ne comprends pas tout. Et je finis par trouver ça assez grave.

La semaine dernière, les médias ont ainsi rapporté l’une de ces bizarres trouvailles lexicales dont les gouvernants ont le secret. Brice Hortefeux sans doute était un peu chafouin de voir sa politique migratoire contestée par la Commission Mazeaud, qui était chargée de "réfléchir au cadre constitutionnel de la nouvelle politique migratoire" ; déjà, la formulation de la mission me laissait un peu perplexe : qu’est-ce que c’est que cette «réflexion», qui a l’air de s’élaborer comme une fumée de cerveaux qui n’aurait d’autre but que de s’élever dans les cieux de l’abstraction ?

 

Naïvement, j’ai plutôt l’impression qu’en politique, on ne «réfléchit» pas «en l’air» : on examine des objets ou des projets (la Constitution, telle politique) qu’on évalue et qu’on corrige. Donc «réfléchir sur le cadre constitutionnel» de telle «politique», c’est forcément envisager d’agir sur l’un ou l’autre terme de la réflexion, soit :

- vérifier que la politique en question est conforme aux exigences de la Constitution. Et si ce n’est pas le cas, la politique est anticonstitutionnelle, et elle doit être purement et simplement abandonnée.

- Soit : envisager de réformer la Constitution afin de rendre la politique en question possible. Ben oui. Ça n’a pas eu l’air d’inquiéter grand monde, mais techniquement, "réfléchir au cadre constitutionnel de la nouvelle politique migratoire", ça veut dire ça. Et de fait, on apprend
en fouillant un peu que "pour faire sauter les verrous législatifs, Brice Hortefeux avait demandé aux experts d’étudier l’opportunité d’une révision constitutionnelle". Je ne sais ce qui me fait le plus froid dans le dos, de la demande d’Hortefeux en elle-même, d’aller retaper un peu la Constitution pour pouvoir compter, trier et refouler tranquillement les plus ou moins bronzés à nos frontières, ou du silence médiatique épais qui fit à son abjecte lubie un confortable édredon.

A l’arrivée, à en juger par le rapport remis par la dite commission, les « experts » emmenés par Mazeaud ont privilégié la première hypothèse, et rejeté la seconde : "Unanime", la commission invite "les pouvoirs publics à ne pas s’engager dans cette voie" (celle de la révision constitutionnelle). Ouf.

Les sages se sont donc essentiellement consacrés à étudier la conformité à la Constitution de la politique migratoire voulue par le gouvernement. De quoi il est ressorti que cette politique était, en gros, parfaitement impraticable et totalement inepte. Dans ma langue à moi, ça s’appelle une grosse baffe.


Bien sûr les sages ne l’ont pas dit comme ça ; ils ont juste dit, c'était lisible dans Libé, que "des quotas migratoires contraignants seraient irréalisables ou sans intérêt". Ils ont juste rappelé, à propos des quotas ethniques, qu’ils contredisaient l’inébranlable "principe d’égalité" entre tous les citoyens, quelle que soit leur nationalité, garanti par la Constitution et les traités internationaux dont la France est signataire. Ils ont juste rappelé, à propos de l’immigration familiale, que "les pouvoirs publics nationaux ne disposent pas d’un pouvoir discrétionnaire pour déterminer les flux", la Constitution et les traités internationaux garantissant le droit de vivre en famille. Bref, ils ont tout retoqué, à l’exception d’une idée : certains "contingents" peuvent être justifiés "par l’intérêt commun du pays d’accueil et du pays d’origine".

Aïe : des "contingents", le mot est lâché. Sans doute les sages ont-ils voulu mettre en avant la concertation entre pays d’accueil et pays d’origine, qui occupe le deuxième mouvement de la phrase, cet "intérêt commun" qui motivait leur concession. Mazeaud d’ailleurs a tenté d’insister là dessus, quand il a livré les explications nécessaires à cette concession : voici ce qu’on en lisait dans
le Figaro :


"Il (Pierre Mazeaud) a affirmé que «les quotas d'immigration professionnelle et uniquement ceux-là ne méconnaissaient pas la Constitution», en ajoutant toutefois que «la solution n'était pas les quotas, mais les accords de gestion concertée conclus entre la France et les pays d'accueil», comme initiés d'ailleurs par Brice Hortefeux. Cette déclaration a réjoui le ministre, qui a volontiers abandonné l'idée de quotas pour adopter celle de «contingents». D'autant que le 3 juillet, le Conseil d'État a déclaré «ces contingents parfaitement conformes à la Constitution» puisque non limitatifs."

Là, dans vos cerveaux un peu embrumés, en même temps que le visage rose de plaisir de Brice, vous voyez doucement trembler les mots "quotas" et "contingents" : vous ne percevez pas très bien la différence, parce qu’en vous, un vieux dictionnaire se souvient de définitions analogues : à la rubrique "contingent" vous lisez : "limite quantitative posée par une autorité publique pour l’exercice d’un droit ou la participation à une charge, voir : quota". Et à la rubrique « quota », vous lisez : "contingent ou pourcentage déterminé" - (ces définitions sont extraites du Robert).

Vous ne comprenez pas tellement la différence, mais vous sentez qu’on vous intime de considérer que le quota n’est pas recevable, tandis que contingent, oui. Même le Conseil d’Etat le dit : ces "contingents sont parfaitement conformes à la Constitution puisque non limitatifs". Un dernier scrupule lexicologique hésite encore en vous : un "contingent" "non limitatif", ça ne veut rien dire, c’est une contradiction dans les termes, puisque contingent vient de contingere, qui voulait dire en latin "atteindre" : atteindre un but, un objectif, une limite, donc. Mais tout le monde a l’air si sûr de soi, et tellement content qu’une solution soit trouvée (c’est donc qu’il y avait un "problème", même s’il vous avait échappé), vous n’êtes plus tellement sûr de vous, de votre petit dictionnaire interne, et puis vous êtes fatigué, et puis vous êtes passé à autre chose.


Et voilà : l’opération de légitimation de cette politique migratoire aussi inepte qu’inefficace est en train de se produire dans votre esprit. Et Brice, qui sent bien qu’une victoire linguistique est une victoire idéologique, et qu’il suffit de changer les mots pour faire croire qu'on change les choses, lance donc dans la foulée son "projet de loi-programme 2009-2012 pluriannuel avec des objectifs chiffrés" : un vrai poème, et dans le paquet bavard, technocratique et redondant de la formule (2009-2012, ça peut difficilement être autre chose que pluriannuel), bienvenue aux "objectifs chiffrés", exact synonyme de "quotas" et de "contingents". Et Le Figaro de nous en décrire les riantes perspectives :

"Le ministre de l'Immigration a précisé que les objectifs de ce projet de loi-programme porteraient sur «le nombre global» d'immigrés avec une «ventilation par catégories», familiales, professionnelles et humanitaires."


Un nombre global, ventilé par catégories, nouveaux mots, pour dire toujours la même chose : des quotas, pour l’immigration familiale, professionnelle, et ethnique, quoi qu’en aient pensé la Commission Mazeaud qui y a pourtant beaucoup, mais manifestement en vain, "réfléchi". Ainsi donc en politique comme pour le reste, rien ne se perd, rien ne se crée : tout se transforme - c’est une question de jeu de mots. Comment dit-on "quota" en novlangue ? On dit désormais "objectifs chiffrés", et on a la paix.

Avant de vous souhaiter de bonnes vacances, je ne peux que vous conseiller d’emporter dans vos valises, pour le lire, ou le relire, encore et toujours,1984, de Georges Orwell : à méditer pendant le voyage, qui vous fera peut-être passer, sans trop de tracas, quelques frontières, je vous offre ce passage, où le narrateur relate comment fonctionne cette drôle de mécanique cérébrale qu'on appelle la double-pensée, imposée par le régime de Big Brother en même temps que la novlangue : peut-être ressentirez-vous, en le lisant, un peu du trouble que vous avez éprouvé devant l’énoncé des "contingents non limitatifs" déclarés tout à fait légitimes par le conseil d’Etat :


"Son esprit s'échappa vers le labyrinthe de la double-pensée. Connaître et ne pas connaître. En pleine conscience et avec une absolue bonne foi, émettre des mensonges soigneusement agencés. Retenir simultanément deux opinions qui s'annulent alors qu'on les sait contradictoires et croire à toutes deux. Employer la logique contre la logique. Répudier la morale alors qu'on se réclame d'elle. Croire en même temps que la démocratie est impossible et que le Parti est gardien de la démocratie. Oublier tout ce qu'il est nécessaire d'oublier, puis le rappeler à sa mémoire quand on en a besoin, pour l'oublier plus rapidement encore. Surtout, appliquer le même processus au processus lui-même. Là était l'ultime subtilité. Persuader consciemment l'inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l'acte d'hypnose que l'on vient de perpétrer. La compréhension même du mot « double pensée » impliquait l'emploi de la double pensée."

Georges Orwell, 1984 (1948), chapitre III, page 38.

http://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=985

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