THOMAS SANKARA DISCOURS (suite)
Monsieur le Président,
Reconnaissant les mérites mêmes limités de notre Organisation, je ne peux que me réjouir de la voir compter de nouveaux adhérents. C’est pourquoi la délégation burkinabè salue l’entrée du 159ème membre de notre Organisation : l’Etat du Brunei Darussalam.
C’est la déraison de ceux entre les mains desquelles la direction du monde es tombée par le hasard des choses qui fait l’obligation au Mouvement des pays non alignés, auquel je l’espère, se joindra bientôt l’Etat du Brunei Darussalam, de considérer comme un des objectifs permanents de sa lutte, le combat pour le désarmement qui est un des aspects essentiels et une condition première de notre droit au développement.
Il faut, à notre avis des études sérieuses prenant en compte tous les éléments qui ont conduit aux calamités qui ont fondu sur le monde. A ce titre, le Président Fidel Castro en 1979, a admirablement exprimé notre point de vue à l’ouverture du sixième sommet des Pays non alignés lorsqu’il déclarait :
"Avec 300 milliards de dollars, on pourrait construire en un an 600000 écoles pouvant recevoir 400 millions d’enfants ; ou 60 millions de logements confortables pour 300 millions de personnes ; ou 30000 hôpitaux équipés de 18 millions de lits ; ou 20000 usines pouvant employer plus de 20 millions de travailleurs ou irriguer 150 millions d’hectares de terre qui, avec les moyens techniques adéquats pourraient alimenter un milliard de personnes…"
En multipliant aujourd’hui ce chiffre par 10, je suis certainement en deçà de la réalité, on réalise ce que l’Humanité gaspille tous les ans dans le domaine militaire, c’est-à-dire contre la paix.
On perçoit aisément pourquoi l’indignation des peuples se transforme rapidement en révolte et en révolution devant les miettes qu’on leur jette sous la forme ignominieuse d’une certaine "aide", assortie de conditions parfois franchement abjectes. On comprend enfin pourquoi dans le combat pour le développement, nous nous désignons comme des militants inlassables de la paix.
Nous faisons le serment de lutter pour atténuer les tensions, introduire les principes d’une vie civilisée dans les relations internationales et les étendre à toutes les parties du monde. Ce qui revient à dire que nous ne pouvons assister passifs, au trafic des concepts.
Nous réitérons notre résolution d’être des agents actifs de la paix ; de tenir notre place dans le combat pour le désarmement ; d’agir enfin dans la politique internationale comme le facteur décisif, libéré de toute entrave vis-à-vis de toutes les grandes puissances, quels que soient les projets de ces dernières.
Mais la recherche de la paix va de pair avec l’application ferme du droit des pays à l’indépendance, des peuples à la liberté et des nations à l’existence autonome. Sur ce point, le palmarès le plus pitoyable, le plus lamentable _ oui, le plus lamentable_ est détenu au Moyen Orient en termes d’arrogance, d’insolence et d’incroyable entêtement par un petit pays, Israël, qui, depuis, plus de vingt ans, avec l’inqualifiable complicité de son puissant protecteur les Etats-Unis, continue à défier la communauté internationale.
Au mépris d’une histoire qui hier encore, désignait chaque Juif à l’horreur des fours crématoires, Israël en arrive à infliger à d’autres ce qui fut son propre calvaire. En tout état de cause, Israël dont nous aimons le peuple pour son courage et ses sacrifices d’hier, doit savoir que les conditions de sa propre quiétude ne résident pas dans sa puissance militaire financée de l’extérieur. Israël doit commencer à apprendre à devenir une nation comme les autres, parmi les autres.
Pour l’heure, nous tenons à affirmer du haut de cette tribune, notre solidarité militante et agissante à l’endroit des combattants, femmes et hommes, de ce peuple merveilleux de la Palestine parce que nous savons qu’il n’y a pas de souffrance sans fin.
Monsieur, le Président,
Analysant la situation qui prévaut en Afrique sur les plans économique et politique, nous ne pouvons pas ne pas souligner les graves préoccupations qui sont les nôtres, face aux dangereux défis lancés aux droits des peuples par certaines nations qui, sûres de leurs alliances, bafouent ouvertement la morale internationale.
Certes, nous avons le droit de nous réjouir de la décision de retrait des troupes étrangères au Tchad, afin que le Tchadiens entre eux, sans intermédiaire, cherchent les moyens de mettre fin à cette guerre fratricide, et donner enfin à ce peuple qui n’en finit pas de pleurer depuis de nombreux hivernages, les moyens de sécher ses larmes. Mais, malgré les progrès enregistrés çà et là par les peuples africains dans leur lutte pour l’émancipation économique, notre continent continue de refléter la réalité essentielle des contradictions entre les grandes puissances, de charrier les insupportables apories du monde contemporain.
C’est pourquoi nous tenons pour inadmissible et condamnons sans recours, le sort fait au peuple du Sahara Occidental par le Royaume du Maroc qui se livre à des méthodes dilatoires pour retarder l’échéance qui, de toute façon, lui sera imposée par la volonté du peuple sahraoui. Pour avoir visité personnellement les régions libérées par le peuple sahraoui, j’ai acquis la confirmation que plus rien désormais ne saurait entraver sa marche vers la libération totale de son pays, sous la conduite et éclairée du Front Polisario.
Monsieur le Président,
Je ne voudrais pas trop m’étendre sur la question de Mayotte et des îles de l’Archipel malgache. Lorsque les choses sont claires, lorsque les principes sont évidents, point n’est besoin d’élaborer. Mayotte appartient aux Comores. Les îles de l’archipel sont malgaches.
En Amérique Latine, nous saluons l’initiative du Groupe de Contadora, qui constitue une étape positive dans la recherche d’une solution juste à la situation explosive qui y prévaut. Le commandant Daniel Ortega, au nom du peuple révolutionnaire du Nicaragua a fait ici des propositions concrètes et posé des questions de fond à qui de droit. Nous attendons de voir la paix s’installer dans son pays et en Amérique Centrale, le 15 octobre prochain et après le 15 octobre et nous prenons à témoin l’opinion publique mondiale.
De même que nous avons condamné l’agression étrangère de l’île de Grenade, de même nous fustigeons toutes les interventions étrangères. C’est ainsi que nous ne pouvons pas nous taire face à l’intervention militaire en Afghanistan.
Il est cependant un point, mais dont la gravité exige de chacun de nous une explication franche et décisive. Cette question, vous vous en doutez, ne peut qu’être celle de l’Afrique du Sud. L’incroyable insolence de ce pays à l’égard de toutes les nations du monde, même vis-à-vis de celles qui soutiennent le terrorisme qu’il érige en système pour liquider physiquement la majorité noire de ce pays, le mépris qu’il adopte à l’égard de toutes nos résolutions, constituent l’une des préoccupations les plus oppressantes du monde contemporain.
Mais le plus tragique, n’est pas que l’Afrique du Sud se soit elle-même mise au banc de la communauté internationale à cause de l’abjection des lois de l’apartheid, encore moins qu’elle continue de maintenir illégalement la Namibie sous la botte colonialiste et raciste, ou de soumettre impunément ses voisins aux lois du banditisme. Non, le plus abject, le plus humiliant pour la conscience humaine, c’est qu’elle soit parvenue à "banaliser" le malheur de millions d’êtres humains qui n’ont pour se défendre que leur poitrine et l’héroïsme de leurs mains nues. Sûre de la complicité des grandes puissances et de l’engagement actif de certaines d’entre elles à ses côtés, ainsi que de la criminelle collaboration de quelques tristes dirigeants de pays africains, la minorité blanche ne se gêne pas pour ridiculiser les états d’âme de tous les peuples, qui, partout à travers le monde, trouvent intolérable la sauvagerie des méthodes en usage dans ce pays.
Il fut un temps où les brigades internationales se constituaient pour aller défendre l’honneur des nations agressées dans leur dignité. Aujourd’hui, malgré la purulence des plaies que nous portons tous à nos flancs, nous allons voter des résolutions dont les seules vertus, nous dira-t-on, seraient de conduire à résipiscence une Nation de corsaires qui "détruit le sourire comme le grêle due le fleurs".
Monsieur le Président,
Nous allons bientôt fêter le cent cinquantième anniversaire de l’émancipation des esclaves de l’Empire britannique. Ma délégation souscrit à la proposition des pays d’Antigua et de la Barbade de commémorer avec éclat cet événement qui revêt, pour les pays africains et le monde noir, une signification d’une très grande importance. Pour nous, tout ce qui pourra être fait, dit ou organisé à travers le monde au cours des cérémonies commémoratives devra mettre l’accent sur le terrible écot payé par l’Afrique et le monde noir, au développement de la civilisation humaine. Ecot payé sans retour et qui explique, sans aucun doute, les raisons de la tragédie d’aujourd’hui sur notre continent.
C’est notre sang qui a nourri l’essor du capitalisme, rendu possible notre dépendance présente et consolidé notre sous-développement. On ne peut plus escamoter la vérité, trafiquer les chiffres. Pour chaque Nègre parvenu dans les plantations, cinq au moins connurent la mort ou la mutilation. Et j’omets à dessein, la désorganisation du continent et les séquelles qui s’en sont suivies.
Monsieur le Président,
Si la terre entière, grâce à vous, avec l’aide du Secrétaire Général, parvient à l’occasion de cet anniversaire à se convaincre de cette vérité-là, elle comprendra pourquoi, avec toute la tension de notre être, nous voulons la paix entre les nations, pourquoi nous exigeons et réclamons notre droit au développement dans l’égalité absolue, par une organisation et une répartition des ressources humaines.
C’est parce que de toutes les races humaines, nous appartenons à celles qui ont le plus souffert, que nous nous sommes jurés, nous burkinabè, de ne plus jamais accepter sur la moindre parcelle de cette terre, le moindre déni de justice. C’est le souvenir de la souffrance qui nous place aux côtés de l’OLP contre les bandes armées d’Israël. C’est le souvenir de cette souffrance qui, d’une part, nous fait soutenir l’ANC et la SWAPO, et d’autre part, nous rend intolérable la présence en Afrique du Sud des hommes qui se disent blancs et qui brûlent le monde à ce titre. C’est enfin ce même souvenir qui nous fait placer l’Organisation des Nations Unies toute notre foi dans un devoir commun, dans un tâche commune pour un espoir commun.
Nous réclamons :
- Que s’intensifie à travers le monde la campagne pour la libération de Nelson Mandela et sa présence effective à la prochaine Assemblée générale de l’ONU comme une victoire de fierté collective.
- Que soit créé en souvenir de nos souffrances et au titre de pardon collectif un Prix international de l’Humanité réconciliée, décerné à tous ceux qui par leur recherche auraient contribué à la défense des droits de l’homme.
- Que touts les budgets de recherches spatiales soient amputés de 1/10000e et consacrés à des recherches dans le domaine de la santé et visant à la reconstitution de l’environnement humain perturbé par tous ces feux d’artifices nuisibles à l’écosystème
Nous proposons également que les structures des Nations Unies soient repensées et que soit mis fin à ce scandale que constitue le droit de veto. Bien sûr, les effets pervers de son usage abusif sont atténués par la vigilance de certains de ses détenteurs. Cependant, rien ne justifie ce droit : ni la taille des pays qui le détiennent ni les richesses de ces derniers.
Si l’argument développé pour justifier une telle iniquité est le prix payé au cours de la guerre mondiale, que ces nations, qui se sont arrogé ces droits, sachent que nous aussi nous avons chacun un oncle ou un père qui, à l’instar de milliers d’autres innocents arrachés au Tiers Monde pour défendre les droits bafoués par les hordes hitlériennes, porte lui aussi dans sa chair les meurtrissures des balles nazies. Que cesse donc l’arrogance des grands qui ne perdent aucune occasion pour remettre en cause le droit des peuples. L’absence de l’Afrique du Club de ceux qui détiennent le droit de veto est une injustice qui doit cesser.
Enfin ma délégation n’aurait pas accompli tous ses devoirs si elle n’exigeait pas la suspension d’Israël et le dégagement pur et simple de l’Afrique du Sud de notre organisation. Lorsque, à la faveur du temps, ces pays auront opéré la mutation qui les introduira dans la Communauté internationale, chacun de nous nous, et mon pays en tête, devra les accueillir avec bonté, guider leur premier pas.
Nous tenons à réaffirmer notre confiance en l’Organisation des Nations Unies. Nous lui sommes redevables du travail fourni par ses agences au Burkina Faso et de la présence de ces dernières à nos côtés dans les durs moments que nous t traversons.
Nous sommes reconnaissants aux membres du Conseil de Sécurité de nous avoir permis de présider deux fois cette année les travaux du Conseil. Souhaitons seulement voir le Conseil admettre et appliquer le principe de la lutte contre l’extermination de 30 millions d’êtres humains chaque année, par l’arme de la faim qui, de nos jours, fait plus de ravages que l’arme nucléaire.
Cette confiance et cette foi en l’Organisation me fait obligation de remercier le Secrétaire général, M. Xavier Pérez de Cuellar, de la visite tant appréciée qu’il nous a faite pour constater, sur le terrain, les dures réalités de notre existence et se donner une image fidèle de l’aridité du Sahel et la tragédie du désert conquérant.
Je ne saurai terminer sans rendre hommage aux éminentes qualités de notre Président (Paul Lusaka de Zambie) qui saura, avec la clairvoyance que nous lui connaissons, diriger les travaux de cette Trente-neuvième session.
Monsieur le Président,
J’ai parcouru des milliers de kilomètres. Je suis venu pour demander à chacun de vous que nous puissions mettre ensemble nos efforts pour que cesse la morgue des gens qui n’ont pas raison, pour que s’efface le triste spectacle des enfants mourant de faim, pour que disparaisse l’ignorance, pour que triomphe la rébellion légitime des peuples, pour que se taise le bruit des armes et qu’enfin, avec une seule et même volonté, luttant pour la survie de l’Humanité, nous parvenions à chanter en chœur avec le grand poète Novalis :
"Bientôt les astres reviendront visiter la terre d’où ils se sont éloignés pendant nos temps obscurs ; le soleil déposera son spectre sévère, redeviendra étoile parmi les étoiles, toutes les races du monde se rassembleront à nouveau, après une longue séparation, les vieilles familles orphelines se retrouveront et chaque jour verra de nouvelles retrouvailles, de nouveaux embrassement ; alors les habitants du temps jadis reviendront vers la terre, en chaque tombe se réveillera la cendre éteinte, partout brûleront à nouveau les flammes de la vie, le vieilles demeures seront rebâties, les temps anciens se renouvelleront et l’histoire sera le rêve d’un présent à l’étendue infinie".
La Patrie ou la mort, nous vaincrons !
Je vous remercie.
Thomas SANKARA - discours à la 39e Session de l’Assemblée Générale des Nations Unies, 4 octobre 1984.