“Un livre, c’est un silence qui demande à être rempli”
Publié le par sceptix
Né à Londres en 1926, John Berger vit depuis quarante ans en France, partageant ses jours entre la Haute-Savoie, Paris et de nombreux voyages. Physique intense, regard tout de bienveillance et d'humour, accent anglais à couper au couteau malgré ces quatre décennies d'exil volontaire : l'homme est un personnage, tout à la fois contemplatif et actif. Romancier, essayiste et poète, dessinateur aussi, scénariste à ses heures - il a travaillé notamment avec le cinéaste suisse Alain Tanner - et n'oublions pas critique d'art... Tout cela fait « une intelligence citoyenne et noble », selon la grande Susan Sontag. « Un Anglais excentrique et érudit à la recherche de l'innocence », le définissait de son côté George Steiner, membre du jury du Booker Prize en l'année 1972 où John Berger le reçut, pour son grand roman G (1). L'écrivain choisit alors de reverser la moitié de ses gains au mouvement des Black Panthers, et l'initiative fit grand bruit. A 82 ans, John Berger n'a rien perdu de ses convictions d'homme de gauche et d'artiste engagé, tout ensemble lecteur de Marx et fou de poésie, incapable d'accepter l'injustice en ce monde, soucieux toujours de dénoncer et de comprendre.
Votre nouveau roman, De A à X, traduit aux éditions de l'Olivier, est écrit sous la forme d'une bouleversante série de lettres qu'une femme adresse à son amant, un prisonnier condamné pour actes de terrorisme, dans un pays où un pouvoir autoritaire combat militairement une rébellion politique. Le pays en question n'est pas nommé, mais, lisant le livre aujourd'hui, il est difficile de ne pas penser à l'actualité récente à Gaza...
John Berger : Le livre n'est pas situé géographiquement, et c'est bien entendu volontaire de ma part. Mais sans mes expériences en Palestine, sans les conversations que j'ai eues là-bas avec des amis palestiniens, je ne l'aurais jamais écrit. Je suis allé trois fois en Cisjordanie. La dernière fois, c'était il y a trois mois. J'y vais avec mon fils Yves, qui a 32 ans et qui est peintre. Nous travaillons avec les enfants dans les camps de réfugiés. On leur donne des couleurs, afin qu'avec la peinture, en manipulant ces couleurs, ils s'échappent un peu de leur quotidien.
Est-ce le refus d'ancrer le livre dans une géographie précise qui lui donne une valeur universelle ?
Les noms de lieux que je cite sont inventés, les prénoms ne renvoient pas à un pays précis, l'époque n'est pas déterminée, on sait juste qu'il s'agit de la seconde moitié du XXe siècle. Quand le livre est paru en Grande-Bretagne, il y a un an, le Times de Dublin a publié un long article très favorable. Je vous raconte cela parce qu'il me semble qu'en Irlande, avec l'expérience encore si récente de la guerre civile, son lot d'emprisonnements et de tortures, avec le souvenir de ce conflit qui a vu les patriotes être qualifiés, que cela se justifie ou non, de terroristes, avec cette histoire conflictuelle et violente encore très présente dans les esprits, les lecteurs se sont emparés de ce livre, comme s'ils sentaient qu'en un certain sens cette histoire parlait pour eux, parlait d'eux.
Les Irlandais ont reçu ce roman avec beaucoup plus d'intérêt et d'ouverture que les Anglais, qui n'ont pas cette même expérience. Lorsque j'ai fait quelques lectures à Londres, devant un public plutôt jeune et multiethnique, des Turcs, des Paraguayens, quelques personnes venues de l'Asie du Sud-Est sont venues me voir à l'issue de mon intervention pour me dire : mais vous parlez de nous ! Ce n'est pas là quelque chose que l'on peut planifier, mais ça arrive - je ne sais pas comment exactement. La seule stratégie que j'avais, en travaillant sur ce livre, c'était d'essayer d'écrire sur les vies intimes d'individus qu'on dit terroristes. Des hommes et des femmes en rébellion contre un pouvoir autoritaire. Et dont le combat consiste aussi à aller contre le nouvel ordre économique mondial, qui est en train de piller la planète. Car je suis convaincu qu'aujourd'hui dans le monde guerre et guerre économique sont partout intimement liées.
“Je mets dans le dessin des choses différentes
de ce que je cherche à faire avec les mots.
Dessiner le visage de quelqu'un,
c'est une autre façon d'écrire sa biographie.”
Quelle est alors l'origine de ce roman, le tout premier germe ?
Un livre, pour moi, ne commence ni avec une idée ni avec un personnage. Mais avec la prise de conscience qu'un silence demande à être rempli. Dans le cas de ce livre, le silence en question, c'est peut-être celui qui entoure la vie personnelle, intime, affective, secrète, des milliers ou millions de gens que, partout dans le monde, on appelle des terroristes. Ce silence travaillait dans mon esprit, et j'ai pensé alors à cette situation : un couple, l'homme est en prison, condamné à cette peine absurde qu'est la double perpétuité, la femme est dehors et lui écrit pour lui raconter sa vie, pour lui dire son amour qui demeure, sans jamais recevoir de réponse.
Avant celui-ci, vos livres sont nombreux, romans ou essais, à aborder des sujets d'actualité : l'immigration, la nouvelle pauvreté... Acceptez-vous le qualificatif d'écrivain engagé ?
Ce n'est pas une expression que j'emploie pour me définir, mais si on me qualifie ainsi, je ne peux évidemment pas protester. Même si, pour moi, cette expression d'« écrivain engagé » renvoie à un moment très précis de l'histoire intellectuelle : les années 50 et 60, des auteurs tels que Sartre, Nizan, Camus, que j'admire parce qu'ils ont souhaité qu'à travers eux s'expriment ceux à qui on ne donne jamais la parole.
L'engagement, pour vous, va-t-il de pair avec la recherche d'une forme romanesque toujours renouvelée ? Cette démarche esthétique fait-elle partie de l'engagement, pour un artiste ?
La plupart des écrivains dits engagés ont cherché des formes nouvelles. L'Etranger, de Camus, est une forme originale, et lui-même est exemplaire, comme écrivain engagé. L'engagement, pour un écrivain, c'est sans doute être attentif à ces silences dont je parlais tout à l'heure : ces silences qui existent dans l'imagination des hommes, dans ce qui a déjà été écrit, ces silences qui font appel. On a tendance à croire que les arts, la peinture, la littérature sont là, universels. Mais ils ne couvrent qu'une partie de l'expérience humaine. En voyant les tableaux de Goya dans lesquels il dépeint la guerre, on réalise qu'avant lui la guerre n'avait jamais été montrée de cette façon. De la même façon, l'expérience des Noirs aux Etats-Unis, de l'arrachement à l'Afrique et de l'esclavage, n'a intégré que très récemment le champ de la littérature, avec des auteurs féminins surtout, tels que Toni Morrison. Pour faire de la place, dans le champ d'une expression artistique quelle qu'elle soit, à une expérience qui n'y était pas entrée auparavant, il faut bien entendu chercher une forme nouvelle. C'est de cette façon que je vois le lien entre engagement et innovation formelle.
Quelle est l'histoire d'Un métier idéal, très beau livre réalisé en compagnie de votre ami le photographe Jean Mohr, traduit lui aussi aujourd'hui aux éditions de l'Olivier ?
Il y a quarante ans, Jean Mohr et moi avons habité pendant deux mois avec un médecin de campagne anglais. On partait sur les routes avec lui, à chaque appel, jour et nuit. C'était une expérience inspirée par celle du journaliste James Agee et du photographe Walker Evans, qui avaient parcouru ensemble l'Alabama pendant la Grande Dépression pour observer la misère quotidienne des gens, et en avait rapporté ce livre remarquable qu'est Louons maintenant les grands hommes (2). Cette immersion de deux mois dans l'Angleterre ordinaire, le fait de côtoyer ce médecin de famille mû par la compassion, la simple volonté d'aider ses semblables, furent une expérience bouleversante. Quarante ans plus tard, alors que la médecine est devenue de plus en plus technocratique et bureaucratique, cet exemple d'un médecin simplement humain n'a rien perdu de son intérêt - c'est même le contraire.
“Dès l'enfance, l'observation des différences
entre les conditions d'existence des riches
et des pauvres a travaillé en moi pour me rendre
très vite insupportable le spectacle de l'injustice”
Jusqu'à l'âge de 30 ans, vous avez été peintre. L'écriture l'a finalement totalement emporté sur la peinture ?
Je continue à dessiner. Essentiellement des portraits, des fleurs, des plantes. Mais je mets dans le dessin des choses différentes de ce que je cherche à faire avec les mots. Dessiner le visage de quelqu'un, par exemple, c'est une autre façon d'écrire sa biographie. C'est surprenant de voir comment, en dessinant un visage, en captant par le crayon ce que la vie a fait avec les traits d'un individu même jeune, ses lèvres, ses yeux, ses dents..., on parvient à atteindre à quelque chose d'essentiel dans l'évolution personnelle, intime et profonde de cette personne. C'est difficile à mettre en mots, mais disons qu'après avoir dessiné quelqu'un on le connaît mieux, on se sent plus proche de lui. Quant aux fleurs, aux plantes, aux formes végétales, on s'aperçoit qu'en y entrant par le dessin on est très proche du corps humain ou animal. C'est un peu comme en poésie, ces métaphores végétales ou florales qui reviennent si souvent dans les poèmes d'amour. Il y a autre chose encore : quand on essaie de dessiner une plante, ou un fruit, ou une fleur, on est frappé par la complexité, la cohérence et l'unité de ces formes. Comme s'il y avait derrière une intelligence. C'est presque miraculeux, on est face à la Création. Notez bien que je dis cela tout en étant un farouche défenseur de Darwin !
On entend tout de même chez vous l'écho d'une préoccupation spirituelle. S'articule-t-elle naturellement avec le marxisme, auquel vous continuez de revendiquer votre attachement ?
Regardons le monde tel qu'il est aujourd'hui. Qui avait prévu ce qu'il allait devenir ? Un certain Karl Marx, dont l'oeuvre, comme outil de pensée, demeure essentielle aujourd'hui. Mais je ne vois pas de contradiction à lire et citer, à la suite, Marx et les poètes mystiques, Angelus Silesius ou Jean de la Croix.
La mystique et la religion vous intéressent ?
Durant mon enfance, j'ai été interne dans une école anglicane très stricte, dirigée par des religieux qui y faisaient régner une atmosphère d'un sadisme incroyable. J'étais très en révolte, je rejetais tout en bloc, y compris la Bible. Mais je m'en suis littéralement échappé, à l'âge de 16 ans, j'ai commencé à lire la Bible pour moi-même, et c'était tout à fait différent. A cette époque, j'étais déjà très engagé auprès de groupes anarchistes et trotskistes et, parallèlement, je peignais. Et les motifs que je choisissais, c'était par exemple le reniement du Christ par Pierre, ou les bergers regardant le ciel. Ce n'étaient pas du tout des tableaux pieux, mais les sujets venaient de l'Ancien et du Nouveau Testament. Que je lisais tout en écrivant des interventions militantes et des réflexions sur Trotski.
De quand date votre engagement politique, qui semble précoce ?
Il y a deux réponses. D'abord les événements que je qualifierais d'extérieurs : la montée du fascisme en Europe, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, en 1939 - j'avais 13 ans -, ont été fondamentaux pour stimuler chez moi une vision politique de l'histoire et du présent. Et de façon plus intérieure et intime, il me semble que, dès l'enfance, au cours des années 30, au lendemain de la Dépression, l'observation quotidienne des différences entre les conditions d'existence des riches et des pauvres a travaillé en moi, de façon inconsciente, pour me rendre très vite insupportable le spectacle de l'injustice. Personnellement, j'appartenais à la classe moyenne. Ma mère venait d'une famille ouvrière de Birmingham, mais elle s'était extraite de son milieu pour devenir une militante féministe. Quant à mon père, il était marchand, fils d'un immigré juif de Trieste.
Vous sentez-vous proche de ce garçon de 13 ans que vous étiez ?
Je suis proche de lui. Ou plutôt, c'est lui qui est proche de moi. Ce n'est pas que je sois enfantin ou naïf, loin de là, mais il me semble que je suis peu conscient de l'autorité qui, normalement, vous vient avec l'âge. Ou peut-être que je refuse de reconnaître cette autorité, parce qu'elle me gêne, elle m'entrave. J'ai écrit je ne sais combien de livres à ce jour, mais je suis plus à l'aise, au fond, dans la chemise de ce gosse de 13 ans que j'ai été que dans le costume de l'écrivain qui a derrière lui toute une oeuvre.
Ecrire est devenu tout de même plus facile, le temps passant ?
Chaque livre que j'écris, c'est un peu comme si c'était la première fois. Ce n'est pas devenu plus facile du tout. Lorsque j'étais jeune et que j'écrivais mes premiers poèmes, je n'étais pas conscient de m'inscrire dans le corps de cette langue maternelle qu'est pour moi l'anglais. Ce qui change peut-être, avec l'âge, c'est que je suis devenu plus conscient de cela - et, curieusement, cette conscience me rend plus enfant. Si on décide de ne pas utiliser les formules toutes faites, les clichés, alors chaque mot que l'on choisit est l'objet d'un enjeu important. Il s'agit de prendre en compte à la fois la relation qui existe entre ce mot et ce que je cherche à signifier, ce qui demande la précision la moins abstraite possible. Mais il faut se soucier également de la relation que ce mot entretient avec la langue et son histoire, de la façon dont il résonne dans le corps de la langue, dont il va entrer dans l'imagination du lecteur, avec quel poids ou quelle légèreté, avec quelle violence ou quelle tendresse.
Cette relation étroite à la langue anglaise, dans laquelle vous écrivez toujours, vous conduit-elle à lire de préférence des poètes et écrivains anglais ?
Les poèmes sont mes compagnons de route, rompant ma solitude lorsque j'écris ou lorsque je réfléchis à un livre à venir. Il y a Shakespeare, bien sûr, W.B. Yeats, qui est irlandais, Dylan Thomas, qui est gallois, et encore William Blake et T.S. Eliot. Parmi les contemporains, ce sont plutôt des poètes étrangers : César Vallejo, qui est péruvien, le Turc Nazim Hikmet, et bien sûr Borges ou Neruda. Je les lis en français ou en anglais, et ceux qui prétendent que la poésie est intraduisible sont ridicules.
(1) Les romans de John Berger sont traduits aux éditions de l'Olivier ; ses essais et ses écrits sur l'art sont parus notamment aux éditions Maspero (aujourd'hui, La Découverte) et Champ Vallon.
(2) Traduit aux éditions Plon dans la collection Terre humaine, également disponible en poche chez Pocket.
A lire
De A à X, traduit de l'anglais par Katya Berger Andreadakis, éd. de l'Olivier, 264 p., 20 €.
Un métier idéal, de John Berger et Jean Mohr, traduit de l'anglais par Michel Lederer, éd. de l'Olivier, 160 p., 20 €.
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