Le droit à la vie privée des Européens... ...va être “révisé” par des… Américains
La directive européenne sur la protection, et la “libre circulation”, des données personnelles date de 1995. Or, depuis, l’internet a explosé, tout comme le nombre, l’utilisation et l’interconnexion des fichiers, tant par les sociétés privées que par les forces de l’ordre ou les autorités.
La Commission européenne a donc décidé d’entamer un processus de révision, et de nommer pour cela un groupe d’experts, afin de répondre aux « défis de la protection des données personnelles dans l’Union européenne, au regard du développement des nouvelles technologies, de la globalisation et des questions de sécurité publique ».
Or, selon Alex Türk, président de la CNIL et du G29, le groupe des 27 CNIL européennes, le processus serait vicié :
« La composition de ce groupe d’experts suscite de très lourdes interrogations. Il est en effet composé de cinq personnes qui, pour quatre d’entre elles, sont issues soit de sociétés américaines, soit de cabinets d’avocats dont les principaux établissements sont également situés aux États-Unis. Un seul membre de ce groupe est originaire d’Europe.
Ayant manifesté ma surprise à la Commission européenne devant la composition de ce groupe, il m’a été répondu que le concept de nationalité était dépassé et qu’il était surtout important de trouver des experts compétents.
Le commissaire Jacques Barrot, que j’ai rencontré, a reconnu que cette situation était anormale. Il a avancé l’idée de fondre ce groupe d’experts dans une concertation plus large. Mais, à ce stade, je n’ai pas eu confirmation que cette idée allait être concrétisée.
Je tiens à souligner que ma position est partagée par l’ensemble des autres autorités des États membres, à l’exception du Royaume-Uni. J’ai en outre appris que, d’ores et déjà, l’agenda de ce groupe d’experts avait suscité un débat en son sein entre, d’une part, le représentant du groupe de l’article 29 et, d’autre part, les experts américains qui s’étaient concertés au préalable.
»
La situation est d’autant plus cocasse, ou problématique, que les États-Unis n’ont « ni autorité indépendante de contrôle ni loi fondamentale, qui sont les deux critères fondamentaux retenus par la Commission européenne et par le groupe de l’article 29 ».
En d’autres termes, des experts représentants les intérêts d’un pays ne respectant pas les critères fondamentaux du droit à la vie privée, tel qu’il est en vigueur en Europe, sont chargés de faire des propositions de révision du cadre légal de notre droit à la vie privée, et de faire des propositions pour l’améliorer ou, plus probablement, le mettre à jour…
Jugeant “inacceptable” la composition du groupe d’experts, la commission des affaires européennes du Sénat, qui a entendu Alex Türk à ce sujet, et à sa demande, vient de déposer une proposition de résolution européenne, et s’étonne :
« Est-il raisonnable de confier à des experts américains le soin de proposer à la Commission européenne un concept juridique permettant de concilier la vision américaine et la vision européenne ? Faut-il penser qu’il n’est pas possible de trouver des experts européens compétents pour cela ? »
Les réponses se trouvent souvent dans les questions.
Je ne sais si c’est lié, mais la page concernant ce groupe d’experts a disparu du site web de la commission, seule reste la page mise en cache par Google, ainsi que la page concernant leur lettre de mission
Etant d’un naturel plutôt curieux, j’ai quand même finalement réussi à retrouvé la trace, sur un blog allemand, des noms et fonctions des “experts” retenus, dont deux avocats auteurs de nombreuses publications sur le thème de la protection des données en droit européen & américain, et deux représentants de l’industrie informatique américaine :
Henriette Tielemans, avocate et lobbyiste belge qui a défendu plusieurs sociétés américaines,
Christopher Kuner, avocat représentant les intérêts de l’un des 50 plus gros cabinets d’affaire au monde,
David Hoffman, chargé de la sécurité et de la vie privée chez Intel, et ancien conseiller de la Fédéral Trade Commission,
Peter Fleischer, conseiller ès-vie privée de Google (après avoir été celui de Microsoft),
et, enfin, Jacob Kohnstamm, président de l’Autorité néerlandaise chargée de la protection des données, et vice-président du groupe dit « de l’article 29 » des CNIL européennes, qui dev(r)ait présider ce groupe d’“experts”.
En attendant de savoir ce que la proposition de résolution de nos sénateurs va entraîner, ou encore de voir les réactions politiques, notamment dans les autres pays, force est de constater que Mr Kohnstamm est effectivement bien entouré.
Mr Türk, et le Sénat, s’étonnent de voir qu’on y retrouve surtout, à 4 contre un, les intérêts des businessmen américains. Mais quid des citoyens ? La question de la vie privée, et de la “libre circulation” des données personnelles, n’est pas qu’un problème de régulation commerciale. Et l’Europe ne manque pas, loin de là, d’”experts” ès droits et libertés numériques issus de la société civile.
N’aurait-il pas été plus logique de trouver, dans ces “experts” et en sus du représentant du G29, un avocat spécialiste de la question, un représentant de l’industrie et, histoire de contrebalancer les vélléités des deux derniers, deux représentants de la société civile et des citoyens ?