Barbouzeries à Canal

Publié le par sceptix

L'affaire tourne autour d'une poubelle. Une bonne grosse poubelle municipale, verte et à roulettes, qui campe calmement sur un chemin de terre du village d'Eygalières, du côté d'Avignon. C'est là, dans la pinède, assure un ancien agent des services secrets, Pierre Martinet, qu'il était question de monter en 2002 un guet-apens contre Bruno Gaccio, alors chef de file des "Guignols", en sérieux froid avec le responsable de la sécurité de Canal+.

La poubelle aurait été renversée une nuit d'août pour l'obliger à s'arrêter près de sa maison de vacances, afin que deux types cagoulés et armés de manches de pioche puissent "le traiter". L'agression n'a pas eu lieu, mais, après une longue surveillance, Pierre Martinet a rédigé un minutieux "dossier action" de 37 pages, qui indique même où il fallait acheter les manches de pioche. Il maintient que c'est son patron, Gilles Kaehlin, directeur des moyens généraux à Canal+, qui lui avait demandé de le préparer. "On est en présence d'une affaire de Pieds Nickelés, plaisante Jean-René Farthouat, l'avocat de Kaehlin. Qui sont les Pieds Nickelés ? En tout cas pas mon client."

Après trois années de minutieuse enquête, la juge Nathalie Turquey vient de boucler son instruction. Elle a établi que Canal+ avait bel et bien espionné neuf personnes, dont certains de ses hauts cadres, avec le concours actif de deux policiers. La chaîne s'est gardée de faire savoir qu'elle a été mise en examen le 2 juillet 2008, en tant que personne morale, pour s'être rendue complice "d'atteinte à l'intimité de la vie privée, atteinte au secret des correspondances, transmission et recel d'informations nominatives, violation du secret professionnel et recel".

L'histoire est passablement rocambolesque. Lorsque Pierre Lescure, le patron historique de Canal+, est limogé par Jean-Marie Messier en avril 2002, la colère gronde à la chaîne cryptée. Bruno Gaccio, "un peu par hasard", se retrouve "leader du mouvement de mécontentement et d'inquiétude du personnel". En plus, il est de mauvaise humeur : "A cette époque, le système de surveillance a été modifié dans un sens que j'ai considéré comme exagéré : badges qu'il fallait présenter devant chaque porte ou presque, caméra installée face à mon bureau."

Il débarque tous les matins à Canal en disant, "Bonjour, je m'appelle Bruno Gaccio, je travaille ici depuis une dizaine d'années, je voudrais aller dans mon bureau". Les hôtesses rigolent et lui font un badge visiteur. Gilles Kaehlin, le chef de la sécurité, lui, ne rigole pas du tout. "Je sais que cela mettait M. Kaehlin hors de lui", a reconnu l'animateur. A plusieurs reprises, en sortant de son bureau, il a cassé la caméra en face de sa porte. On a fini par lui en mettre une blindée.

Gilles Kaehlin n'aime pas trop qu'on discute ses ordres. L'ancien inspecteur des renseignements généraux a laissé un souvenir mitigé dans la "grande maison". C'est un personnage "qui mange à tous les râteliers et dont il faut se garder comme de la peste", a indiqué le 19 janvier 2005 l'ancien préfet de police Pierre Verbrugghe au procès des écoutes de l'Elysée. Kaehlin est entré à Canal+ en 1998. Directeur des moyens généraux du groupe, il a la charge de "250 personnes et de 70 millions d'euros de budget", et entend mettre de l'ordre.

Il monte une petite cellule, composée d'anciens policiers et gendarmes et d'informaticiens, chargée théoriquement de lutter contre le piratage des décodeurs. En août 2001, un ancien agent du service action de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) vient frapper à sa porte, attiré par les lumières du privé. "Il m'a dit que j'allais être employé comme enquêteur, sans entrer précisément dans les détails, a indiqué Pierre Martinet aux enquêteurs. Il m'a également dit qu'il ne me couvrirait pas si les choses tournaient mal et qu'on me ferait passer pour fou le cas échéant."

Pierre Martinet, déformation professionnelle, est discret. "Nous ne savions pas précisément quelle était son activité", explique un collègue de Canal+ qui travaille pourtant à ses côtés. L'ancien agent ne rend compte qu'à Gilles Kaehlin et au chef de la cellule, Gilbert Borelli, lui aussi ancien policier. Sa spécialité, ce sont les enquêtes et filatures. Il file un pirate présumé à Argenteuil, le cadre d'une société en affaire avec Canal...

Le dossier le mieux monté est probablement celui de Michel Rocher. Après dix-huit ans passés à Canal+, Michel Rocher est directeur technique, responsable du doublage et du suivi technique des films coproduits par la chaîne. Il a 40 personnes sous ses ordres, à Paris, à Londres et à Los Angeles. En 2002, Gilles Kaehlin décide de déménager le service et de le fondre dans une structure dirigée, soupçonne Michel Rocher, par un de ses amis. Le cadre se rebiffe, et va le payer cher. Pierre Martinet est chargé de le suivre. La cellule traîne les pieds, et comprend qu'il n'est plus tellement question de piratage. Mais Gilles Kaehlin a bientôt son dossier. Il accuse Rocher de surfacturer des prestations du laboratoire où travaille son ex-épouse. Le 27 janvier 2003, Michel Rocher est chassé de son bureau sans avoir le temps de prendre ses affaires, il est licencié quatre jours plus tard pour "faute lourde" et "corruption".

Bertrand Méheut, PDG de la chaîne, n'a "jamais constaté une dérive" chez Gilles Kaehlin. Le groupe porte plainte contre Michel Rocher en mars 2003. Les accusations ne tiennent guère, et, en 2005, le juge d'instruction rend une ordonnance de non-lieu, confirmée en appel. L'année suivante, Canal est condamné par les prud'hommes à lui verser 86 000 euros pour licenciement "sans cause réelle et sérieuse". En octobre 2008, le jugement est confirmé en appel, et l'indemnité portée à 160 000 euros - les accusations de la chaîne n'étaient "corroborées par aucun élément objectif". Michel Rocher, six ans plus tard, s'en remet mal. "Ce qu'ils m'ont mis sur le dos a cassé tout ce que j'avais fait. Je suis devenu un pestiféré, j'ai été obligé de partir au Mexique faire un nouveau boulot. Ces méthodes-là sont arrivées avec Kaehlin."

Restait Gaccio, que la popularité des "Guignols" rend plus difficile à abattre. "Le 20 juin 2002, Gilbert Borelli m'appelle dans son bureau et me demande si je connais Bruno Gaccio, a indiqué en garde à vue Pierre Martinet. Il me dit alors que l'on voudrait avoir des renseignements sur lui." Martinet loue un scooter et commence la filature. Le 27 juin, "Kaehlin me fait comprendre qu'il n'apprécie pas Gaccio et qu'il cherche à obtenir des informations susceptibles de le discréditer."

Martinet fait des photos de la serrure de l'appartement du chef de file des "Guignols", on l'envoie à Eygalières surveiller la maison de vacances de Gaccio, ça ne donne pas grand-chose et il est convoqué le 5 juillet dans le bureau de Gilbert Borelli. Il y a là Pascal D., baroudeur et ancien policier, qui vient donner un coup de main. Les trois hommes se demandent comment faire plonger Gaccio, en piégeant son scooter avec de la cocaïne ou en montant une fausse affaire de viol avec une prostituée. Gilbert Borelli donne des factures téléphoniques du portable de l'animateur, que Pascal D., "sans l'intention de nuire à quelqu'un", s'empresse d'aller porter à un copain de la brigade des stupéfiants de Paris (BSP).

Dans le même temps, Gilles Kaehlin demande à voir le patron de la BSP pour lui dire que Bruno Gaccio "deal". Le commissaire, qui soupçonne immédiatement "une tentative d'instrumentalisation", lui répète qu'il n'y a rien contre l'animateur, et en reste là. Mais il comprend que sa hiérarchie ne l'entend pas de cette oreille, et se demande aujourd'hui si "cette non-affaire" n'est pas à l'origine de sa mutation à la police des polices, "le cimetière des éléphants".

Le 15 juillet 2002, Gilles Kaehlin dit à Pierre Martinet "qu'il ne serait pas souhaitable que l'on revoie Gaccio à la rentrée", le 26, Gilbert Borelli lui demande de "préparer une action contre Bruno Gaccio" et Martinet part monter son dossier près d'Avignon. L'ancien agent a compris que les deux hommes "étaient capables de faire n'importe quoi", et se couvre en payant tous ses frais avec la carte bancaire de Canal...

Naturellement, tant Gilles Kaehlin que Gilbert Borelli contestent la version de Pierre Martinet. Le premier avec un tranquille aplomb, le second avec un embarras croissant. L'affaire devient encore plus embarrassante lorsqu'il apparaît que Borelli a demandé après coup à ses troupes de justifier les déplacements de Martinet en Avignon en inventant une affaire de piratage et qu'il a fallu maquiller grossièrement un document interne. Détails qui ne troublent guère l'avocat de Gilbert Borelli : "L'instruction n'a rien apporté qui vienne confirmer les accusations de Gaccio et de Martinet", indique calmement Me François Morette. Au contraire, pour Me Jean-Marc Fedida, l'avocat de l'ancien agent, "tout ce qu'a dit Pierre Martinet a fait l'objet de vérifications minutieuses, sa bonne foi est aujourd'hui avérée."

Gilles Kaehlin maintient de son côté que "tous les éléments que Pierre Martinet produit pour justifier ses dires sont montés ou détournés", et il assure que "ce n'est pas la peine d'essayer de le faire passer pour fou, il y arrive bien seul".

Aujourd'hui, l'information est close, le procès n'est pas attendu avant l'année prochaine, et Bruno Gaccio, producteur et directeur de collection sur la chaîne cryptée, brûle d'en découdre en audience publique. Il a "une affaire à résoudre et une cause à défendre", et milite pour qu'on définisse un nouveau délit : "L'abus de surveillance."


Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article