« Big Brother » pour les nuls

Publié le par sceptix



Par Don-Georges Pintrel (avocat), pour le collectif “Nos Libertés”, le 1er septembre 2010.

Trop longtemps, il a fallu renoncer aux espoirs d’une loi qui soit enfin appliquée sans faille, ce que souhaitent, évidemment, tous les Français honnêtes. Lorsqu’ils exprimaient ce vœu, on ne pouvait en contester l’évidente légitimité. Mais, on leur expliquait que le seul moyen d’obtenir le respect absolu de la loi serait de mettre un policier derrière chaque Français, ce qui est tout simplement impossible. Une telle mesure serait non seulement très impopulaire, mais, en outre, invraisemblablement coûteuse, ce qui, en ces temps de rigueur budgétaire, empêche même d’y songer. Un médecin incapable de guérir une maladie, qui invite son patient à continuer de supporter ses souffrances, ne procède pas autrement. Heureusement, la découverte des secrets de « l’obéissance totale », qui va de paire avec la tolérance zéro, permet aujourd’hui d’envisager d’apporter une vraie réponse à ceux qui en ont assez de voir persister une certaine dose de délinquance.

Cette méthode révolutionnaire a été mise en œuvre, à titre expérimental, par le décret prononçant l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics, y compris les bars et les restaurants, effective depuis le 1er janvier 2008. Le résultat en a d’autant plus étonné les observateurs qu’il s’est agi de mettre un terme à une habitude ancestrale, qui s’est totalement évanouie du jour au lendemain : fumer dans les lieux publics, notamment les bars et restaurants. L’exploit est d’autant plus appréciable, qu’on connaît le naturel désespérément indiscipliné des fumeurs. Mais, ceux qui ont été surpris ne l’ont été que parce qu’ils ignoraient les principes de l’obéissance totale, qui ont été appliqués avec cette interdiction. La méthode en est expliquée ici avec un maximum de simplicité.

Pour s’appliquer efficacement, la loi doit pouvoir se dire en quelques mots. S’il s’agit d’un interdit, il doit être résumé en une phrase au journal de 20 heures, qui tient lieu de journal officiel pour la plupart des gens : « À partir du 1er janvier 2008, il est interdit de fumer dans tous les lieux publics, y compris les restaurants, hôtels et bars ; le fumeur violant l’interdit payera une amende de 68 euros et le patron de l’établissement une amende de 164 euros ». Le quotidien régional du lendemain rappellera l’information en si gros titres que même le passant qui ne l’achète pas pourra la lire sans s’arrêter. Personne n’aura pu échapper au message, martelé sur toutes les chaînes de télévision, et tout le pays, jusqu’au plus modeste de ses résidants, était donc capable de le comprendre, de l’énoncer et donc de le relayer, amplifiant ainsi sa diffusion. La date d’entrée en vigueur du texte ayant été rappelée aussi souvent que la règle, elle aussi était connue de tous. Cet ensemble simple, composé d’un interdit et d’une date, pouvait faire s’afficher dans l’esprit de chaque Français, un compte à rebours semblable à celui qui précède les jeux olympiques ou n’importe quel événement d’importance.



Néanmoins, il ne suffit pas à une règle d’être simple et connue de tous, pour être totalement effective. Celui qui doit la respecter peut la connaître parfaitement et néanmoins la violer délibérément. Il en allait ainsi, hélas, de toutes les lois, avant la découverte des principes de l’obéissance totale. Au mieux, elles étaient appliquées dans une large mesure, voire dans une très large mesure, mais il restait toujours, à la marge, une quantité plus ou moins importante d’infractions non sanctionnées, qui laissait persister les troubles que la loi se veut d’empêcher. En effet, tant que la répression n’est assurée que par les forces de l’ordre, il reste un espace pour le choix, celui d’enfreindre la loi ou pas. Et par son rendement insuffisant, l’application de la loi par les seules forces répressives classiques est, il faut le constater, totalement inefficace pour lutter contre cette criminalité de résidu. Même déployés en masse et spécialement affectés à la tâche d’appliquer l’interdiction de fumer dans les bars, des agents de police ne pourraient être dans tous ces endroits de la ville où les Français avalent un café ensemble, avant d’aller travailler, mais également les salons de coiffure par exemple. On verrait arriver les policiers, et ils ne pourraient stationner dans un établissement sous peine d’omettre de contrôler d’autres lieux concernés par l’interdiction. Certains en profiteraient pour allumer leur cigarette dès qu’ils auraient le dos tourné, et cela en serait fini des espoirs d’une loi, enfin, totalement appliquée. Le maillon manquant, c’est la surveillance citoyenne permanente et la responsabilité pour la faute d’autrui. C’est tout le secret de la loi interdisant le tabac dans les lieux publics : contraindre de simples citoyens, qui n’ont jamais choisi d’exercer des fonctions répressives, à s’impliquer dans le contrôle du respect de l’interdit, tout simplement en les punissant si un autre commet une infraction.

Il n’est évidemment pas question de donner à de simples citoyens des pouvoirs de police. Mais cela est inutile : il suffit de désigner une personne qui, sans méconnaître personnellement un interdit, sera punie si une autre personne commet une infraction : une responsabilité pour les actes d’autrui, dont l’efficacité s’explique très simplement à travers notre exemple : Le fumeur sait que le patron sera puni s’il fume dans son établissement. Quoi qu’on puisse penser du sans gène des fumeurs, le fumeur, de lui-même, évitera qu’autrui soit puni plus que lui par sa faute, et beaucoup s’astreindront déjà à respecter la règle avec un zèle supérieur à l’accoutumée. Restent ceux qui continueront de violer la règle par inadvertance, ou de manière machinale. Le cafetier ou le coiffeur rappelleront alors à l’ordre ceux qui, par leur comportement, les exposent à une sanction. Il est ainsi devenu un agent contraint de la répression, bien plus efficace que la police et la gendarmerie réunies, car il peut exercer ses fonctions en permanence, au même endroit, sans être jamais distrait de sa mission par d’autres nécessités d’intervention. Toute sa mission se limitera à la surveillance. Ceci oblige le cafetier, non plus seulement à regarder les tables pour voir s’il convient de servir ou de débarrasser, mais aussi les clients (tous, tout le temps). Force est de constater que ce maigre inconvénient est largement compensé par les résultats obtenus.



Le fait de savoir si les cafetiers et les coiffeurs sont satisfaits d’être désormais pénalement astreints à cette fonction répressive pour le compte de l’État, et ce pendant la totalité de leur temps de travail, reste incertain. Un sondage nous renseignerait probablement à ce sujet. Il semble, cependant, improbable qu’ils apprécient d’être sanctionnés si c’est une autre personne qu’eux qui commet une infraction. Mais, concernant le fumeur, la réponse est assurément négative : s’il viole l’interdit, il devra non seulement supporter sa propre peine (une amende), mais en outre la culpabilité d’avoir fait supporter à un autrui innocent une peine supérieure à la sienne. Il s’agit d’une nouvelle forme de peine, d’un type qui ne semblait pas connu auparavant, et visant à accroître la culpabilisation du contrevenant : « la peine infligée à autrui, par votre faute ! » Ceci constitue l’une des clés de la science de l’obéissance totale : un complément de dissuasion que la peine pour votre propre faute n’apportait pas. Elle n’est pas dépourvue d’effets pédagogiques, car, s’il en doutait encore, le fumeur ne pourra plus nier désormais qu’il « nuit à son entourage », lequel est puni sous ses yeux par sa propre faute.

À ce stade, vous avez compris que l’efficacité de la méthode repose entièrement sur le principe d’une pénalité par la faute d’autrui. Pourquoi alors, punir aussi le contrevenant direct (le fumeur), sachant que même sans cela, il s’astreindra à respecter la règle ? Apaisez vos inquiétudes. Il n’est aucune dose de sadisme inutile dans le fait d’appliquer, en plus de la peine à quelqu’un d’autre à cause de vous, une peine de type classique (dont on connaît les imperfections) : la peine pour votre faute. Cette dernière, jadis utilisée comme unique outil de dissuasion, joue ici un rôle dans la prévention d’autres infractions, telles que les injures ou les violences entre particuliers. Sans cette précaution en effet, il serait à craindre que l’application d’une sanction au seul surveillant pénalement contraint, provoque chez lui un sentiment d’injustice, voire une certaine agressivité vis-à-vis de celui par la faute duquel il a été puni, si cet être doublement nuisible (car il fume et fait punir les autres) n’est pas, lui aussi, quelque peu sanctionné. C’est ici que la peine de type classique, la peine pour votre faute, retrouve une certaine utilité : elle évite au surveillant pénalement contraint d’avoir à punir lui-même, par l’insulte ou la violence, celui par la faute duquel il a été châtié. C’est donc à ce prix, que le système atteint la perfection souhaitée. Et comme, dans un pays démocratique de tradition humaniste, les gouvernants ne perdent jamais de vue qu’on ne doit concevoir de sanctions qui ne soient strictement limitées à ce qui est nécessaire, cette peine peut être inférieure à celle infligée au citoyen surveillant.

Par l’effet de la responsabilité par la faute d’autrui, l’ombre de la sanction suffit à effrayer, et le fumeur, et le citoyen chargé de le surveiller. Nous connaissons tous le résultat concernant l’interdiction de fumer dans les lieux publics : le jour « J », on s’est même étonné que l’interdiction soit si instantanément et totalement appliquée sur tout le territoire. On ne peut que s’incliner devant l’efficacité du texte. La responsabilité par la faute d’autrui et la surveillance citoyenne, ont produit un effet immédiat d’obéissance totale, sur une population pourtant connue pour son naturel tout particulièrement indiscipliné : les fumeurs. Les bars, restaurants, salons de coiffure, et autres établissements recevant du public, sont ainsi devenus, instantanément, parfaitement hygiéniques. Cela s’est produit par l’usage d’une méthode d’obéissance totale, en contraignant de simples citoyens à surveiller d’autres citoyens, et cela tout simplement en les rendant pénalement responsables des actes d’autrui. Et ceci sans que cela coûte un centime d’euro à la collectivité nationale…



Vous pouvez essayer cela chez vous, avec vos enfants si vous en avez plusieurs. Assignez à l’un d’eux une obligation nouvelle de prudence, la plus juste et la plus légitime que vous puissiez imaginer, comme ne pas courir avec des ciseaux et enjoignez à un autre de veiller à ce que le premier respecte cette obligation. Pour toute infraction à la règle, promettez au surveillant une sanction supérieure à celle encourue par celui qui aura violé l’interdit. Vous venez d’instaurer chez vous la surveillance citoyenne. La sécurité reste assurée par vous, l’autorité légitime, mais vous y avez ajouté la surveillance citoyenne pour les rares minutes où vous n’aurez pas un œil sur vos enfants. Vous pourriez par exemple punir votre aîné de deux semaines de privation de sortie parce que son frère a couru avec des ciseaux, cependant que ledit petit frère ne sera puni que trois jours parce qu’il n’est que le contrevenant. Vous menaceriez certes le grand de le punir pour la faute de son frère, mais vous seriez assuré de sa totale collaboration : encourant une peine par la faute d’autrui, il sera évidemment soucieux de veiller à ce que cet autrui ne commette pas de faute, et ne manquera pas de le surveiller avec zèle, même si c’est sans aucun enthousiasme.

Vous adjoindre un nouveau collaborateur affecté à la surveillance de votre enfant ne vous aura coûté ni argent de poche supplémentaire, ni concession d’avantage d’aucune sorte. Il n’y a eu aucun prix à payer, car ce n’est pas par la persuasion que vous êtes parvenu à votre but, mais par la contrainte : la menace de subir une sanction par la faute d’autrui. Vous n’avez même pas été obligé de partager avec votre enfant une quelconque parcelle de votre autorité parentale. Il vous aura suffi d’user d’une seule et simple règle : lui annoncer qu’il sera puni, si son frère commet une faute. Et vous aurez tout dit. D’un point de vue éducatif, vous lui aurez appris les rudiments de l’obéissance totale. Il ne faut pas douter, en effet, que la méthode qui a permis, pour la première fois dans l’histoire, d’obtenir sans intervention des forces de l’ordre, le respect instantané et total d’un interdit, sera appliquée dans des domaines bien plus importants que la lutte déjà fondamentale contre le tabagisme. Vous aurez donc également armé votre aîné pour l’avenir. En outre, vous pouvez observer qu’une fois transformé en citoyen surveillant, votre enfant peut se voir assigner de nouvelles tâches de contrôle, et accroître son efficacité. Il en sera ainsi pour les cafetiers, auxquels il sera bientôt imposé de contrôler l’alcoolémie des consommateurs.



Le gouvernement n’a pas déposé de brevet pour le procédé, qui est dès lors dans le domaine public. Ne soyez pas idiot : vous pouvez parfaitement, à votre échelle, en faire autant, dans d’autres domaines. Par exemple, votre enfant qui a admis le principe d’être désormais un « citoyen surveillant » pourra être ensuite invité, par les mêmes méthodes d’obéissance totale, à contrôler si son petit frère a fait ses devoirs, au besoin en consultant son cahier de texte. Il s’agirait là encore de protéger un intérêt d’une utilité publique incontestable : l’éducation des mineurs, qui passe malheureusement par le fait de « faire ses devoirs ». Il est même inutile d’inventer de nouvelles sanctions, qui ne feraient que vous obliger à un effort d’attention supplémentaire au moment d’appliquer la punition appropriée : il vous suffit, là encore, de punir le grand (le surveillant) d’une privation de sortie de deux semaines si son frère n’a pas fait ses devoirs, et le petit pendant trois jours seulement, car lui, n’a « seulement » pas fait ses devoirs. Si, manquant à son devoir de surveillance, le grand est puni par la faute de son frère, il nourrira certes de la rancune contre ce dernier, surtout à partir du moment où le petit aura fini de purger sa peine, alors que lui restera retenu par l’effet de la sanction accrue, qui lui est infligée. Mais à l’avenir, il ne s’en montrera que plus assidu à son devoir de surveillance, et enjoindra même à son frère de faire son travail si ce dernier montre les signes d’une paresse naissante, qui laisse prévoir une récidive à effets collatéraux non désirés. D’un point de vue pédagogique, on peut noter que votre cadet aura appris que « ne pas faire ses devoirs », comme fumer, « nuit à son entourage ». À n’en point douter, un tel bagage l’armera aussi pour l’avenir.

D’aucuns tenteront de vous culpabiliser en vous faisant remarquer que vous avez instauré la loi martiale dans votre maison, ou que vous obtenez l’obéissance de vos enfants en les menaçant de commettre à leur encontre une injustice criante. Les excès de leur langage ne feront que traduire leur absence d’argument face à la totale efficacité de la méthode. Vous avez certes un tout petit peu plombé l’ambiance dans votre maison, en remplaçant l’amour fraternel par la surveillance fraternelle. Mais vous n’aurez qu’à leur faire remarquer que les effets socialement positifs de l’amour fraternel n’ont jamais été démontrés, alors que ceux de la surveillance fraternelle ne sont plus à prouver. Et si, à court d’arguments, ils mettent en évidence que toute gaîté ne peut que disparaître dans une maison soumise à de telles méthodes de commandement, la réponse sera la même : il n’existe aucune preuve scientifique démontrant que la gaîté présente une utilité sociale quelconque. L’esprit le plus primitif est même capable de concevoir que la gaîté n’a jamais aidé à nous prémunir contre aucun risque d’intérêt public. Il n’existe même aucune autorité scientifique nationale ou internationale qui s’y soit jamais intéressée. La réduire ne présente aucun inconvénient prouvé.

Si, par ce qui ne semble plus pouvoir résulter que de pure mauvaise foi, vous continuez de douter des bienfaits de l’obéissance totale, c’est que vous devez, par exemple, penser que le plan vigipirate (qui n’impliquait encore aucun citoyen non affecté par son métier à des fonctions répressives), avait été justifié par la peur du Terrorisme. Or, on peut observer ici que c’est la lutte contre le tabagisme qui a suffi pour justifier la mise en œuvre de méthodes d’obéissance totale, consistant à contraindre des citoyens à devenir les garants de l’application de la loi pénale, par la punition par la faute d’autrui. Jusqu’au 1er janvier 2008, c’est-à-dire bien après la fin du paléolithique, l’ordre public et la lutte contre les fléaux de notre temps avait été assurée sans qu’il soit recouru à aucun procédé d’obéissance totale. S’ils évoquent la responsabilité des parents du fait de leurs enfants, vous pourrez souligner leur erreur car cette responsabilité répond à une obligation naturelle remontant à la nuit des temps (surveiller ses enfants), et de surcroît, elle se limite au paiement de la vitre qu’ils ont pu casser, et n’inclut pas le fait de subir une peine : elle ne constitue pas un cas de recours à une méthode d’obéissance totale, ce qui impliquerait que des citoyens soient responsables de la surveillance des enfants des autres, sous la contrainte pénale : ce n’est pas encore le cas. Par contre, il n’existe pas d’obligation « naturelle » et ancestrale des cafetiers et coiffeurs d’en faire de même en matière de tabagisme, ni d’aucun autre métier vis-à-vis d’aucun citoyen, hormis les policiers et les gendarmes, mais ce n’est pas de cela dont il s’agit ici.



« Imaginez 20 ans pour un assassin et 40 ans de prison pour le citoyen chargé de veiller à ce que son voisin ne commette pas d’assassinat ! » Si vous êtes plus posé, vous vous contenterez de remarquer que si vous risquiez 40 ans de prison à cause de votre voisin, vous ne pourriez pas vous empêcher d’avoir un œil permanent sur lui et de toujours vous assurer qu’il vit en paix avec ses relations. À ceux qui vous reprocheraient votre zèle, vous rappelleriez qu’une peine de 164 € suffit à convaincre les cafetiers et les coiffeurs d’en faire autant. Vous poursuivrez en déplorant que l’acte de « surveiller son concitoyen » puisse être désormais une valeur sociale supérieure à « la protection contre le tabac », puisque c’est le seul sens possible d’une peine plus grave pour le surveillant que pour celui qui viole la règle. Vous constaterez également que jusqu’à présent, l’État est à peu près parvenu à maintenir l’ordre par ses propres moyens, sans distraire les administrés de leurs activités naturelles en les forçant à lui prêter main-forte par la contrainte pénale, en dehors des périodes de guerre. Et, que vous sachiez, les moyens donnés aux forces de l’ordre pour assumer leur mission n’ont pas fait l’objet d’une réduction notable au cours des dix, vingt et même cent ans écoulés. Vous serez alors « décomplexés », et constaterez même que vous serez redevenu l’égal d’un partisan de l’utilisation des méthodes d’obéissance totale et de la citoyenneté vigilante. Ni plus, ni moins. Dans le contexte actuel, il s’agit d’une promotion évidente, car à la différence de ce dernier, ce ne sont pas vos idées qui sont inscrites dans la loi, mais les siennes.

Si enfin, vous êtes définitivement un être antisocial, décidé à faire entendre votre voix, il ne faut pas douter que se produiront, de temps à autre, des rencontres délicates avec des gens qui ne partagent pas votre opinion. Un président d’association de lutte contre le tabagisme par exemple, ou pire : un ancien fumeur, ou la veuve d’une personne décédée d’un cancer du poumon. Dans un face à face, d’homme à homme, avec un partisan de la lutte contre le tabagisme, même hostile, vous devrez conserver votre sang-froid et rappeler que votre aversion pour les méthodes d’obéissance totale ne remet nullement en cause votre attachement à la lutte contre le tabac ni aucun autre fléau. Et vous pourrez le dire de manière d’autant plus convaincante que c’est certainement vrai. Vous estimez simplement que pour lutter contre le terrorisme, vigipirate s’est contenté d’appeler les citoyens à être « vigilants » (de telles affiches figurent encore, actuellement, dans le métro et le RER). Mais on n’est pas allé jusqu’à contraindre qui que ce soit à la surveillance d’un autre, sous la peine d’être puni par sa faute. Il s’agissait alors de lutter contre le terrorisme, à une époque où, malheureusement, la crainte d’actes terroristes pouvait le justifier. Mais, même au plus fort de la menace terroriste, il n’a jamais été question d’obliger un seul Français à devenir un agent de répression par la contrainte pénale, par la faute d’autrui qui plus est. Pour faire face à un péril comme le terrorisme, ce nouveau raffinement pénal n’a pas été nécessaire. Et vous pensez que ce n’est a fortiori pas la lutte contre le tabagisme, ni aucune autre cause d’intérêt public, qui justifie la surveillance citoyenne sous la contrainte pénale par la faute d’autrui, du moins en temps de paix.

Supposons qu’il vous soit donné d’être en position de discuter librement avec un policier farouche partisan de la tolérance zéro, dans une situation dans laquelle vous ne risquez pas d’être sanctionné pour une incivilité quelconque (comme le fait de ne pas posséder un gilet jaune aux normes CE dans votre boîte à gants) : ne renoncez pas. Annoncez-lui que ses intérêts corporatistes coïncident très exactement avec vos idées. Et apprêtez-vous à contempler son regard médusé, car c’est vrai. En effet, l’extension de la méthode d’obéissance totale et la fabrication de surveillants citoyens qui en résulte provoquerait immanquablement la réduction des effectifs des forces de l’ordre, devenues de moins en moins utiles, dans un monde où les citoyens se surveillent et se sanctionnent eux-mêmes. Il est même à prévoir que les impératifs budgétaires conduiront l’administration à réaliser, beaucoup plus vite qu’on le pense, qu’il faut accélérer le mouvement de remplacement des agents auxquels il faut payer un traitement, même insuffisant, par des citoyens dont la collaboration est acquise par la seule contrainte pénale, qui ne coûte que trois lignes d’encre aux rédacteurs du journal officiel et, en plus, parviennent à un degré d’efficacité qu’aucune troupe d’élite de la gendarmerie nationale n’avait jamais atteint. Sans extrapolation, on peut même penser que les partisans de la surveillance citoyenne lui apparaîtront désormais comme des êtres dangereusement subversifs : vous aurez fait faire un grand pas pour votre cause.

Si vous estimez que les précautions liées au tabagisme ne valent pas un quelconque investissement personnel de votre part, ou même si la fumée du tabac vous incommode, pour la dernière fois, nous estimons utile de vous rappeler que les enjeux dont nous parlons ne sont en rien liés à la lutte contre le tabac. Pour vous déterminer, il faut vous souvenir qu’ils sont uniquement relatifs à la fin de la surveillance citoyenne pénalement contrainte par la punition pour la faute d’autrui. Même si vous êtes un ardent lutteur contre la fumée du tabac, la question qui se pose à vous est : exigez-vous le respect de vos valeurs par l’obéissance totale, la surveillance citoyenne et la punition pour la faute d’autrui ?

Vous êtes partisan des méthodes d’obéissance totale : c’est votre droit. Nous sommes en démocratie et vos idées sont légitimes, quand bien même elles déplairaient à certains. Vous pouvez même décider de ne pas vous endormir sur vos lauriers, et militer pour leur application à toutes les causes d’intérêt public : crottes de chiens, aboiements, téléphones portables, cris, insultes, crachats, etc. Vous savez à présent que la méthode est réutilisable dans tous les domaines, et surtout, qu’elle permet une obéissance totale et donc une efficacité absolue. L’argument unique de l’efficacité facilitera même votre démarche militante. Comme la loi sera appliquée « totalement », il ne sera plus besoin de tolérer quoi que ce soit : c’est ainsi qu’on aura réalisé la tolérance zéro. Les Français, se surveillant mutuellement, sous la peine d’être réprimés les uns par la faute des autres, concourront ainsi ensemble, dans une fraternité vigilante, au bien commun. Et vous pouvez commencer d’imaginer le monde parfait dont nous rêvons tous, où même la tolérance serait devenue inutile.

Épilogue : notez que depuis que j’ai écrit ce texte, la méthode de l’obéissance totale par la punition pour la faute d’autrui a fait des petits : on peut être « civilement responsable » de l’amende due par la faute d’un autre. Par exemple, si quelqu’un conduisant votre voiture, a commis un excès de vitesse, et que vous refusez de révéler son identité. Plus récemment, était évoquée l’idée de sanctionner pénalement les parents dont les enfants mineurs ne respecteraient pas les obligations de leur contrôle judiciaire...



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