Le SOS Euro de Jacques Attali
actu-match | jeudi 21 juillet 2011
Paru dans Match
Pour Jacques Attali, les spéculateurs s’attaqueront à la France si on ne crée pas un fonds européen de secours de 2 000 milliards d’euros.
Paris Match. Si l’on en croit les oiseaux de mauvais augure, demain, c’est la fin de l’Europe ?
Jacques Attali. La zone euro pourrait exploser si l’on ne prend pas les mesures nécessaires. La solution raisonnable et rationnelle est celle qu’ont choisie les Etats-Unis : il faudrait instaurer un budget fédéral sans impôts nouveaux, simplement avec transfert d’impôts. Et mettre en place un ministre des Finances de l’Europe capable de faire respecter par chacun des pays membres les contraintes visant à maîtriser leur endettement.
Combien de temps reste-t-il aux dirigeants pour sauver l’Europe ?
Chaque étape de l’Europe a correspondu à une mise en commun de souveraineté. Sans cette dernière, on risque un retour en arrière. Ce sera une tragédie épouvantable. L’Europe se défera et partira dans une crise conduisant à la faillite d’un Etat, d’un autre, du système bancaire, puis à une récession jamais connue en Europe. Ceci se produira si les dirigeants européens, dans les quinze jours qui viennent, n’ont pas le courage de dire clairement aux marchés, c’est-à-dire à ceux qui leur prêtent de l’argent, qu’ils sont décidés à rassembler leurs forces et à mettre les moyens nécessaires pour se défendre, soit au moins 1 000 milliards d’euros, voire 2 000 milliards. J’espère que, sans attendre, les Européens vont comprendre qu’aucun d’eux n’a intérêt à l’échec de l’autre.
Il y a quand même eu, l’année dernière, un premier plan de sauvetage…
Le fonds créé en mai 2010 devait rassembler 1 000 milliards d’euros. Nous n’en avons jamais vu la couleur. Si ce fonds avait été mis en place, nous n’aurions pas eu de spéculation contre la Grèce ou contre l’Italie, parce que les prêteurs auraient compris qu’ils étaient perdants.
Les pays européens ont-ils assez d’argent pour voler au secours de leurs voisins en difficulté ?
L’Union européenne elle-même n’a pas de dette, elle a donc des moyens d’emprunt considérables. Avec un PIB de 12,7 trillions d’euros, emprunter 1 000 milliards n’est rien du tout. Les marchés prêteront avec plaisir. Il existe des bons du Trésor [des créances sur l’Etat] américains, des bons du Trésor japonais. Il est insensé qu’il n’y ait pas de bons du Trésor européens.
Si la solution semble évidente, alors pourquoi tant hésiter ?
Parce que les gouvernements sont comme chacun d’entre nous. Quand on est confronté à une menace nouvelle, on ne veut pas y croire. On pense : “Pas ça, pas moi, pas maintenant.” Un parallèle est possible avec l’affaire Dupont de Ligonnès. On prétend, on fait semblant… Et puis, à un moment, il n’y a plus d’autre solution que la vérité. Il est évident que si M. Ligonnès avait affronté en famille la situation, il aurait trouvé des solutions. Trop attendre entraîne tout le monde dans son propre échec et mène à la catastrophe.
Les dirigeants européens paient-ils trente ans d’insouciance ?
Oui, tout comme les Américains, les Japonais, ils sont dans un déni de réalité... Tout l’Occident, tous les pays riches, vivent au-dessus de leurs moyens depuis le début des années 1980. Nous avons commencé à vivre ainsi parce que nous avons cru que nous allions être capables de croître. Mais comme nous avons été incapables de réaliser une croissance réelle, nous avons fait une croissance imaginaire par l’emprunt. Tout allait bien aussi longtemps que l’emprunt était modeste. La crise de 2008, toujours pas résolue, a simplement consisté à transférer une partie des dettes privées vers les dettes publiques, en élevant ces dernières à 30 % du PIB. C’est gigantesque et cela met les Etats-Unis, le Japon et l’Europe dans la situation d’aujourd’hui.
On pouvait donc éviter la crise actuelle ?
Elle était prévisible, car on a fait de la cavalerie. Monsieur Madoff a été mis en prison pour des comportements très proches de ceux des gouvernements américains, européens et japonais. Ces derniers ont créé une pyramide de Ponzi en empruntant pour rembourser des dettes.
La Grèce va-t-elle devoir abandonner l’euro et revenir à la drachme ?
La Grèce ne sortira pas de la zone euro parce que ce serait une absurdité. La Grèce est un tout petit problème. A supposer – ce que l’on ne doit pas faire – que le poids de la dette grecque soit partagé entre tous les Européens, cela représenterait 350 euros par Européen. Pour un problème si dérisoire, on ne va pas faire exploser la zone euro. Donc on va le traiter. Mais il faut faire vite. Car si on le règle mal, on donnera aux prêteurs le sentiment qu’on résoudra aussi mal des problèmes plus lourds, comme ceux de l’Espagne, du Portugal, de l’Italie ou de la France. A ce moment-là, les prêteurs se déchaîneront et parieront sur l’échec.
Imaginons que la Grèce sorte de l’euro…
Elle ne pourrait plus emprunter à personne, serait totalement ruinée et retournerait à l’âge de pierre. L’euro monterait en flèche, les Allemands ne pourraient plus exporter. Tout le monde y perdrait. Personne, même pas les Allemands, même pas les Français, n’a intérêt à cet échec.
L’Allemagne a-t-elle raison d’exiger que les banques, les assureurs et les autres créanciers privés prennent part au deuxième plan de sauvetage de la Grèce ?
C’est une question illusoire. Si les banques se retrouvent en difficulté parce qu’elles ont participé, elles se tourneront vers les Etats, qui remettront de l’argent pour les renflouer et verront leur endettement augmenter. Pour sauver les banques, on aura alourdi la dette publique. C’est comme un cycliste qui se dope en s’injectant son propre sang.
Si la Grèce abandonnait l’euro, elle serait totalement ruinée et retournerait à l’âge de pierre
Les Allemands rêvent-ils de revenir au deutschmark ?
Certainement pas. Si la Grèce faisait faillite, la principale victime serait l’Allemagne : les banques allemandes seraient touchées par la propagation sur l’Italie et l’Espagne, et la hausse de l’euro interdirait à l’Allemagne d’exporter hors de la zone euro. L’Allemagne a donc intérêt à soutenir la Grèce, même plus que les Grecs eux-mêmes. Néanmoins, certains en Allemagne, dont Angela Merkel, qui craint de perdre aux élections, ne l’ont pas compris.
Comment l’Italie est-elle arrivée à une dette représentant 120 % de son PIB ?
L’Italie est un des pays les plus riches d’Europe : la fortune des Italiens s’élève à huit fois leur PIB annuel, alors que celle des Français fait six fois le PIB.
Les Italiens plus riches que les Français…
Oui. Et s’ils payaient un impôt de 12 % sur leur patrimoine, ils annuleraient totalement leur dette ! Comme sous tous les gouvernements faibles, il est impossible de diminuer les dépenses ou d’augmenter les impôts. L’Italie est dans une zone très dangereuse, visée par des spéculateurs qui ne cherchent plus à se faire rembourser mais qui parient sur la faillite. Pour éviter cela, il aurait fallu interdire la spéculation à nu, c’est-à-dire interdire de parier sur la faillite d’une obligation d’Etat si l’on n’en détient pas. Mais le G20 n’a servi à rien. Là où le système est totalement pourri, c’est que des banques, même italiennes, ont parié sur la chute des obligations d’Etat italiennes, créant les conditions de la hausse des taux d’intérêt des obligations qui ruineraient ces banques !
La France est-elle la prochaine victime des spéculateurs ?
Oui, si, dans les semaines qui viennent, des décisions ne sont pas prises pour mettre les moyens nécessaires, les spéculateurs parieront sur l’échec de la France comme ils ont parié sur l’échec de l’Italie. Ils parieront ensuite sur celui de l’Allemagne, parce que la dette allemande est égale à la dette française.
Va-t-on assister à des faillites de banques ?
Si les grandes banques font faillite, l’économie s’arrête. En 2008, les Etats ont dépensé beaucoup d’argent. Aujourd’hui, le joker des déficits publics n’existe plus. Nous pouvons encore moins nous permettre une nouvelle crise des banques.
La crise bancaire est-elle pour demain ?
Dans l’histoire de l’Occident, depuis le 15 août 1971 et la décision de Nixon de mettre fin à la convertibilité du dollar en or, le mois d’août est le mois de tous les dangers.
La précédente crise, déclenchée par la faillite de Lehman Brothers, n’a donc pas servi de leçon ?
La crise de 2008 était seulement une première étape. L’avalanche continue de grandir. Le pire est devant nous, sauf si l’on en prend conscience à temps.
A quoi jouent les agences de notation ?
Ce sont des entreprises qui essaient de vendre leurs produits pour gagner leur vie. Une partie de leur personnel, des gens très sérieux, assure qu’elles vont délivrer des notes très sévères, et une autre partie de leur personnel va voir les mêmes banques en proposant leurs services.
D’où des conflits d’intérêts…
Evidemment ! Achèteriez-vous très cher une pochette-surprise dans laquelle vous pourriez trouver un poison ? C’est difficile à croire et c’est pourtant le métier des agences de notation. Elles se sont, en outre, discréditées parce qu’elles n’ont pas vu la réalité de la crise précédente. Il faudrait qu’elles soient prises moins au sérieux, que l’on sache qu’elles se sont ridiculisées et que leur avis ne compte que parmi d’autres, qu’il y ait de nouvelles agences qui apparaissent, qu’elles soient comme des journalistes payés pour faire des enquêtes.
Faut-il leur interdire de noter les pays aidés ?
Ce n’est pas en censurant des informations qu’on va les limiter. Au contraire.
Partout les caisses sont vides. En France, la droite et la gauche pourront-elles en 2012 proposer des programmes différents ?
Oui, mais à l’intérieur des mêmes contraintes budgétaires. Il est évident qu’on ne peut plus creuser le déficit. Mais elles peuvent créer des impôts différents, donner des priorités différentes…
Le 2 août prochain, les Etats-Unis, première puissance économique mondiale, feront-ils faillite ?
Ils sont déjà en faillite ! Cela s’est produit sous Clinton et cela s’est réglé. Mais, cette fois, les républicains jouent la politique du pire. Les Etats-Unis sont dans une situation beaucoup plus grave que l’Europe. Le monde est en train de construire un gratte-ciel sur les sables mouvants. Cela ressemble beaucoup à la tour de Babel. S’il existait une gouvernance mondiale (y r'met encore ça, il y tient)
qui mette en place toutes les réformes sur la spéculation et sur la gestion cohérente des monnaies, nous aurions tous les moyens d’une forte croissance.