Pierre Bourdieu, dix ans déjà

Publié le par Charlotte sceptix

Par Renée Mourgues
Publié le 23 janvier 2012 à 04h00
Mis à jour à 14h16

 

Mort le 24 janvier 2002 à Paris, le sociologue Pierre Bourdieu comptait de fidèles amis dans son Béarn natal.

Cité parmi les trois penseurs les plus influents de la planète avec Michel Foucault et Jacques Derrida, Pierre Bourdieu ne jouit pas en son pays natal de l'aura qui sied à son oeuvre monumentale.

« C'est une sommité du monde intellectuel mais très peu de gens connaissent ses attaches avec le Béarn, comme si on l'en avait un peu exclu » déplore le Sirosien André Mariette, 74 ans, ancien élu et président national des producteurs de tabac. Lui n'est pas près d'oublier, en tout cas, les conversations dirigées par l'éminent sociologue pour nourrir « La misère du monde », un recueil de récits de vie publié en 1993. Il y participa en compagnie de Robert Hourquet, agent de maîtrise dans une usine à Pardies et maire de Denguin de 1983 à 1995, et Jean Cazenave, petit paysan syndicaliste. « Il avait le don de décrypter ce dont nous n'étions pas conscients » se remémore ce dernier.

Le pur esprit n'a jamais éclipsé l'homme et plus encore le Béarnais, petit-fils d'un métayer de Denguin. Il vécut là ses premières années avant de déménager à Lasseube où son père Albert accomplit toute sa carrière de facteur-receveur des Postes. « J'avais six ans de moins que Pierrot. Nous étions quatre du village à étudier au lycée Louis-Barthou. Tous les samedis, nous revenions en vélo depuis Pau » se souvient Louis Lassabatère qui ne perdra jamais de vue son copain, sans pour autant assimiler des écrits jugés « trop complexes » par la plupart de ses amis béarnais.

« C'était un être atypique, sans concession, remarquablement simple, gentil et fidèle. Il lui fallut un courage admirable pour défendre ses idées dans un milieu aussi hostile. Je le voyais à Paris, au collège de France, et surtout à Lasseube où il avait acheté une maison sur les coteaux. La dernière fois, c'était en 2001. On avait programmé un dîner mais il est mort avant ».

Infatigable travailleur, Pierre Bourdieu s'autorisait des escapades au petit café Massaly dont il appréciait surtout la fonction sociale. « Je ne crois pas qu'il ait jamais pris une cuite de sa vie. C'était quelqu'un qui ne commettait aucun excès » avance le Dr. Claude Lacabe, 81 ans, cousin du disparu.

Enfants, tous deux jouaient souvent au football puis leurs chemins divergèrent sans les séparer. « On se retrouvait pendant les vacances. On a fait notre service militaire en même temps en Algérie. Il avait été pistonné par le général Parlange, de Bosdarros, pour mener une enquête qui débouchera sur sa remarquable « Sociologie de l'Algérie » dans la collection « Que sais-je ? ». La question algérienne façonnera le rebelle au franc-penser controversé, sur qui les conformismes de l'esprit agirent comme des forces répulsives.

Avec lui, Robert Hourquet avait coutume de deviser en béarnais, un idiome cher à Bourdieu. « On parlait de tout et de rien, de la vie d'ici et des sujets d'actualité ». En 2001, le maire de la commune lui fit part de la volonté du conseil municipal d'accoler son patronyme au groupe scolaire. Il acquiesça mais le cancer l'emporta avant l'inauguration, le 7 septembre 2002, en présence de sa veuve Claire et d'Emmanuel, l'un de leurs trois fils, tous Normaliens comme leur père. En Béarn, seuls l'Institut du Travail social (Pau), un rond-point situé à l'intersection des avenues Léon-Blum, Copernic et Vignancour (Pau), un collège (Mourenx) et un square (Lasseube) portent le nom de Pierre Bourdieu. Une plaque sera bientôt apposée sur la façade de sa maison natale à Denguin. « Je regrette qu'on n'ait pas pensé à lui pour baptiser la médiathèque de Pau » se désole Aline Ferré, présidente de « PauSes », une association de professeurs de sciences économiques et sociales attachée à la diffusion de la pensée bourdieusienne.

 

>> Pierre Bourdieu (1930-2002)

Né à Denguin le 1er août 1930, le fils d'un facteur de Lasseube s'avère un pur produit de la méritocratie. Etudes secondaires au lycée Louis-Barthou (1941-1947), khâgne au lycée Louis-le-Grand et Ecole normale supérieure à Paris, agrégation de philosophie. Enseignement à Moulins, Alger et Lille. Direction de l'Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, chaire de sociologie au Collège de France (1981-2002), fondation du Centre de sociologie européenne à la Sorbonne (1968), de la revue « Actes de la recherche » et des éditions « Raisons d'agir ». Devenu un champ d'observation privilégié, le Béarn a servi de nutriment à ses travaux parmi lesquels « La distinction » (1979), « La misère du monde » (1993) et « Le bal des célibataires » (2002) qui traite du célibat en milieu rural à partir d'entretiens avec des habitants de Lasseube. Un colloque-hommage à Pierre Bourdieu, est organisé par PauSes sur le thème de la dépaysannisation. Il se tiendra à Pau du 3 au 7 avril.

 

>> L'héritage du maître toujours entretenu à l'université de Pau

« Je le sens vivant. Il me manque son sourire, son visage, sa générosité, son humilité et sa culture de la modestie. Sans la dogmatiser, je n'ai jamais douté de la pensée de Pierre Bourdieu qu'il faut utiliser de manière créatrice ».

Ancien associé du titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France, le Congolais Abel Kouvouama ne tarit pas d'éloges sur son « maître » rencontré dans des circonstances pour le moins inédites en mai 1978. « Pour pouvoir financer mes études, j'occupais un emploi de gardien de parking à la Maison des sciences de l'Homme, tout près de l'Ecole des Hautes études en sciences sociales qu'il dirigeait. Je préparais mon doctorat d'anthropologie à la Sorbonne. Un jour, il m'a vu en train de plancher sur ma thèse. Il est venu me parler. Nous avons poursuivi la discussion dans un café. Je n'en revenais pas qu'il prenne le temps de s'intéresser à moi...» raconte l'universitaire en fonction à Pau.

En 1999, le Béarnais l'appela auprès de lui pour lui confier des travaux de recherche. « Bourdieu était très humain. J'étais l'un des rares, avec Franck Poupeau, à avoir le privilège de ces conversations privées à orientation sociologique. Il se vivait comme un penseur critique venu de la science-mère qu'est la métaphysique pour étudier le terrain. Ce qui dérange le plus, c'est qu'il a démonté tous les mécanismes de domination » analyse-t-il.

Partie prenante des réseaux Bourdieu en Afrique, en Roumanie et ailleurs, Abel Kouvouama se réclame sans réserve d'une école de pensée qui a su survivre à son fondateur. Envers et contre tous.

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