Procureurs de proximité

Publié le par sceptix

LeMonde.fr

Serge Portelli, magistrat

Dans quel pays confierait-on une enquête menant au cœur du pouvoir, mettant en cause des autorités situées aux plus hautes marches de l'Etat, à un enquêteur dépendant totalement de ce même pouvoir et entretenant avec lui des relations d'une rare cordialité ?

Dans n'importe quelle démocratie digne de ce nom, une affaire telle que l'affaire Bettancourt-Woerth et autres – où apparaissent de forts indices, notamment de fraude fiscale, de blanchiment, de financement illégal de parti politique… – aurait donné lieu à des investigations rapides et menées par un magistrat indépendant, au-dessus de tout soupçon de connivence ou de complaisance. La France n'obéit plus à ces règles élémentaires-là.

Il existe pourtant une juridiction capable de mener une telle enquête : un collège de juges d'instruction. Eux seuls, aujourd'hui, en France, disposent de l'autorité, des moyens et de l'indépendance nécessaires pour enquêter librement et tenter d'approcher une vérité qui paraît fort gênante à plus d'un. Mais pour un pouvoir manifestement allergique à cette vérité, il semble apparemment hors de question de s'en remettre aux mains de juges d'instruction incontrôlables, qui n'attendent rien de lui, pas même une médaille, et n'écoutent que la loi et leur conscience.

C'est donc un procureur de la République qui mènera les enquêtes. Un de ces magistrats dont la cour européenne des droits de l'homme disait il y a peu, qu'en France, il "n'est pas une autorité judiciaire au sens que la jurisprudence de la Cour donne à cette notion (…) ; il lui manque en particulier l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour pouvoir être ainsi qualifié". Un de ces procureurs dont l'ancien ministre de la justice, Rachida Dati, disait qu'elle était leur "chef".

UN DYSFONCTIONNEMENT MAJEUR DE L'INSTITUTION JUDICIAIRE

Mais, parmi eux, il est des procureurs de proximité, qui se distinguent par l'étroitesse plus grande encore de leurs liens avec les puissants du jour. Le hasard veut que le procureur de la République des Hauts-de-Seine soient de ceux-là. Après une brillante carrière de juge d'instruction, il a été nommé à ce poste en mars 2007. Le Conseil supérieur de la magistrature, garant notamment de l'indépendance de la magistrature, avait pourtant émis un avis défavorable à sa nomination, arguant de son manque d'expérience au parquet. Il ne lui a pourtant pas fallu plus de deux ans pour faire preuve de qualités si éminentes que Nicolas Sarkozy en personne lui a remis à l'Elysée les insignes d'Officier de l'ordre national du Mérite en 2009. Ni le président, ni le procureur ne cachent d'ailleurs leur estime mutuelle. Le soupçon, fondé ou non, est donc là. Des éléments même de l'affaire, dont tout un chacun peut avoir connaissance en lisant la presse, il ressort que le conseiller en matière de justice du président de la République et le procureur de la République de Nanterre se sont entretenus du classement sans suite d'une partie du dossier.

Nous sommes face à un dysfonctionnement majeur de l'institution judiciaire qu'il convient de faire cesser au plus vite avant qu'il ne prenne un tour plus préoccupant. On comprend mieux en suivant les méandres de cette affaire, l'acharnement à vouloir supprimer les juges d'instruction. Il n'est effectivement meilleure façon de protéger les siens. Nous vivons de façon légèrement anticipée ce que cette réforme apporterait à notre justice : la disparition définitive de son indépendance.

Mais, quelle que soit la complexité de l'affaire, les Français ne sont pas dupes. Il est trop tard. Les tentatives aussi pathétiques que désespérées pour en finir avec cette affaire ne feront qu'accroître la défiance d'une opinion publique déjà sans illusion.

Il est temps de relire Nicolas Sarkozy : "Il nous faudra trouver le moyen de concilier la possibilité pour le gouvernement d'avoir une politique pénale et la suppression définitive des immixtions du pouvoir politique dans les affaires individuelles qui le concernent. Ces immixtions inacceptables sont des pratiques de République bananière" (Témoignages, XO Editions, juillet 2006, p181).

Serge Portelli, magistrat
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