Quand la complicité médico-pharmaceutique dévoie[1] le savoir médical

La médecine du professeur Biron
Imagie Flickr par Stéphane Giner
À l’époque de Louis XIV le roi prenait comme maitresses et honorait des faveurs de la cour les filles de grandes familles puissantes qui auraient pu faire ombrage à son pouvoir quasi absolu ou à le contester, ainsi toute cette famille était pour ainsi dire neutralisée[2].
Aujourd’hui l’industrie des produits médicaux accorde ses faveurs et appuie l’ambition professionnelle d’une poignée de leadeurs d’opinion de spécialités médicales au grand pouvoir de prescrire, ainsi toute la spécialité est pour ainsi dire neutralisée. De la cardiologie à l’oncologie et la diabétologie en passant par la psychiatrie, la pédiatrie, la gériatrie et la médecine générale, tout dépend des profits escomptés. Ainsi les infectiologues sont peu courtisés, car l’industrie délaisse la recherche en antibiothérapie, ce n’est pas assez payant, les patients guérissent souvent et après quelques années de commercialisation la résistance bactérienne s’installe.
Les experts qui cèdent à la tentation de devenir des leadeurs d’opinion – de méchantes langues les surnomment dealeurs d’opinion – peuvent acquérir une grande renommée, exercer beaucoup d’influence sur leurs pairs, siéger sur des comités qui rédigent les recommandations cliniques (clinical guidelines) aux prescripteurs, arrondir leurs fins de mois, conseiller les assureurs publics, paraitre comme auteurs d’articles pas toujours écrits par eux-mêmes. Et mener à des dépenses inutiles sans pour autant améliorer tangiblement la santé.
Cela n’a rien à voir avec la compétence des praticiens mais cela a beaucoup à voir avec les dépenses qu’entraînent des ordonnances pour des nouveaux produits ou indications[3] dont les couts et les risques sont loin de compenser les bénéfices attendus. Les chances que votre médecin traitant soit un leadeur d’opinion sont faibles car ces personnages sont très peu nombreux – heureusement – et passent parfois plus de temps à l’extérieur de la clinique ou du pays, qu’auprès de leurs malades.
Le terme ‘courtisan’ existe depuis plus de quatre siècles et désigne une personne qui flatte. Depuis un demi-siècle les ‘grosses pharmas’ courtisent les prescripteurs. Toute subvention pharmaceutique à la formation médicale continue et toutes les formes de faveurs aux prescripteurs laissent des traces sans aucune exception. Quelles traces? Examinez les profils de prescriptions préventives abusives, ou encore pensez au silence des institutions médicales et universitaires devant le laxisme et l’opacité de nos agences de réglementation qui mettent le bien des entreprises au dessus de la santé de la population.
Il en est de même pour les associations de patients qui se laissent ‘aider’ par des sponsors intéressés, ainsi que pour les patients qui se laissent ‘accompagner’ pour être fidélisés à la marque sous prétexte de les ‘aider à être observants’.
Que l’on soit politicien en campagne électorale, décideur en politique pharmaceutique, gestionnaire d’une agence du médicament, responsable d’une institution médicale ou universitaire, responsable de formation ou soi-même prescripteur, accepter l’argent des grosses pharmas c’est courir le risque de devenir pharmas-co-dépendant. C’est courir le risque que ce qui commence par une simple collaboration devienne une complicité avec l’agenda d’une industrie en panne d’innovation tangible et qui, depuis trois décades, se rabat sur un marketing agressif basé sur la sur-médicalisation et la sur-médicamentation en passant par la manipulation du savoir médical, afin de réaliser des marges de profits qui font pâlir d’envie les plus grands secteurs économiques de la planète.
Faisons un tour de table
Depuis l’intérieur de la profession
« Les milliards déversés par l’industrie ont détraqué la boussole morale de plusieurs médecins. Le temps est venu de se demander si tout cet argent qui envahit le monde médical n’a pas plutôt donné naissance à des habitudes de corruption[4], déclare l’ex-rédacteur en chef Jerome Kassirer du New England Journal of Medicine, la plus réputée revue savante généraliste en médecine…
Marcia Angell, elle aussi ex-rédactrice en chef du même journal, a pris la peine d’écrire un livre sur le sujet, traduit sous le titre La vérité sur les compagnies pharmaceutiques : Comment elles nous trompent et comment les contrecarrer. Elle a aussi signé dans le journal en question un article intitulé Drug companies & doctors: A story of corruption. » Le terme a été prononcé par deux anciens rédacteurs en chef du numéro un en médecine. Que peut-on demander de plus?
Angell est convaincue que trop de partenariats publics-privés dans les centres hospitalo-universitaires – recherche et enseignement compris – représentent un dangereux pacte Faustien, et elle n’accorde plus sa confiance sans réserve aux publications d’essais cliniques de médicaments quand ils sont financés par l’industrie et exécutés docilement par leurs partenaires obligés.
Une majorité de ces essais commandités par le privé visent surtout à augmenter la visibilité du produit, à élargir les indications, à mousser les ventes. On répartit géographiquement ces essais cliniques dans d’innombrables régions et pays parce que les chercheurs cliniques peuvent s’y transformer en leadeurs d’opinion une fois l’essai complété, faisant ainsi d’une pierre deux coups.
« Médecine, politique, médias, législations, réglementations et entreprises pharmaceutiques manœuvrent en eaux troubles » râle un médecin généraliste belge indigné par la situation[5].
« Promotion excessive, suppression et falsification des données, opacité, corruption, fraudes et graves conflits d’intérêt sont de plus en plus souvent mis en évidence » dénonce Graham Dukes, une des éminences grises européennes les plus respectées en politique pharmaceutique et l’un des pères de la pharmacovigilance moderne, médecin, avocat, universitaire et conseiller à l’OMS[6].
« Petits et grands cadeaux tendent à faire passer de la connivence à la compromission. L’industrie pharmaceutique en est arrivée à dominer le savoir médical ainsi que l’orientation de la recherche, de la réglementation, de la prescription, de l’accès et de l’utilisation des médicaments dans le monde entier » déplorent les rédacteurs médecins et pharmaciens de la Revue Prescrire à Paris, généralement considérée la meilleure du genre et chef de file incontestable des rarissimes bulletins thérapeutiques indépendants qui disent non merci aux fabricants et aux gouvernements[7].
« De son point de vue l’industrie pharmaceutique fait parfaitement son travail au mieux de ses intérêts … mais en face, ceux chargés de préserver l’intérêt général et la santé publique, responsables politiques, autorités sanitaires, assurance-maladies, professionnels de santé, médias, etc., n’exercent pas leurs responsabilités avec le même acharnement et la même compétence, loin s’en faut…
Les conséquences sanitaires de ces renoncements et de ces lâchetés sont connues : effets indésirables graves allant jusqu’au décès, gaspillage et creusement des déficits sociaux, perte de confiance dans la médecine et ses représentants. » Cette opinion provient d’un regroupement de médecins français – le Formindep – militant pour une formation médicale transparente et indépendante[8].
« Quand une compagnie promeut un produit, c’est le docteur qui en profite et la société qui paye… L’argent de l’industrie n’a sa place ni dans les universités, ni en éducation médicale continue, ni dans le fonctionnement d’une clinique » déclare courageusement un Collectif de médecins québécois[9]. Un de leurs collègues renchérit sur « la courtisanerie de l’industrie : cette promiscuité contamine l’intellect et le cadre paradigmatique du champ de l’acte médical, et à cause de l’influence subliminale et insidieuse de cette énorme idéologie que professe cette industrie, notre profession est devenue partie intégrante de ce marché particulièrement lucratif[10] ».
« Tout devient possible pour vendre à tout prix. Manipuler trompeusement les études scientifiques pour dissimuler les effets négatifs des médicaments. Contrôler les agences de régulation et les autorités sanitaires grâce à des lobbyistes influents et des experts véritables à la solde des firmes…
Influencer les prescripteurs grâce à leur naïveté et à leur incapacité à faire face aux conflits d’intérêts, en finançant et contrôlant la quasi totalité de leur formation continue. Façonner de nouvelles maladies pour créer et développer le marché. Influencer tous les niveaux du circuit du médicament pour vendre, vendre encore et toujours plus, au risque de la santé des populations, enchaîne avec indignation le Formindep[11]. »
L’industrie pharmaceutique – un des lobbies prédateurs – a ruiné la médecine comme science, pouvait-on déjà en 2003 lire dans Le Monde[12].
Quiconque est assez naïf pour croire encore qu’un prescripteur bénéficiaire d’un sponsor devient automatiquement impartial simplement en déclarant ses conflits d’intérêt, aurait avantage à mieux se renseigner[13].
Aux États-Unis, la situation des conflits d’intérêt a vraiment commencé à se détériorer au début des années 1980, pour en arriver aujourd’hui à un état de faillite éthique de la médecine occidentale. Le phénomène a commencé sous les années Reagan, mais il s’est vraiment accéléré sous l’administration Clinton. Et à partir du milieu des années 1990, nous avons assisté à une castration systématique de tous les mécanismes de protection des conflits d’intérêt, et de toutes les voix critiques[14],[15].
Complétons notre tour de table
Depuis l’extérieur de la profession
En France, installée à tous les étages des défaillances de l’État – des instances qui décident des autorisations de mise sur le marché jusqu’aux cabinets des médecins et des ministres – l’industrie pharmaceutique semble avoir gagné la bataille d’influences. Très souvent, notre système de santé est pris au piège d’intérêts économiques qui n’ont plus grand-chose à voir avec la santé de tous, dénonce l’auteure du livre Les Médicamenteurs[16] qui aurait tout aussi bien s’intituler Les Médica-Menteurs.
Tant que les universités, chroniquement sous-financées, encourageront les partenariats avec des firmes subventionnaires, la porte restera grande ouverte pour la poursuite de la corruption de la recherche scientifique, déclare le pharmaco-économiste Marc-André Gagnon associé à l’Université Harvard et enseignant à l’université Carleton en Ontario[17].
Transparency International a proposé un code de conduite dans son Rapport mondial de 2006[18]. Ce code a été endossé par la rédaction du numéro deux mondial des revues savantes médicales, le Lancet dans sa livraison du 11.2.2006. On y recommande ni plus ni moins aux médecins de ne pas faire la promotion de produits de santé dans lesquels ils ont un intérêt financier et de ne pas se joindre à la liste des conférenciers d’une entreprise de produits de santé.
Une situation de conflit d’intérêt pourrait survenir lorsque cette collaboration va au-delà de la recherche, pour se muer en marketing quand les médecins deviennent des consultants ou des conférenciers payés. C’est la première fois qu’une ONG internationale donne explicitement au co de pharmas-co-dépendance un sens qui assombrit l’image d’intégrité et d’indépendance de nos institutions médicales même si elle ne vise directement que certains leaders d’opinion qui se prêtent contre rémunération à la présentation répétitive et l’interprétation trop enthousiaste de certains essais cliniques[19].
Quand la médecine ou l’industrie pharmaceutique perdent le Nord, comme tous ceux qui font joujou avec leur omnipotence, il est impératif qu’une instance éthique indépendante et exogène à leur sphère les régule et leur rappelle l’impératif catégorique du respect de l’humain. On assiste sinon à l’émergence d’un État dans l’État, d’une zone de non droit où règnent en maîtres les ambitions les plus cupides. Qu’on se rappelle les scandales qui parsèment régulièrement l’histoire de l’industrie pharmaceutique, soupire la philosophe Elena Pasca, auteure d’un des meilleurs blogues en langue française sur le sujet[20].
Conclusion
Accordons le mot de la fin à l’éminence grise Graham Dukes : Dans la jungle pharmaceutique les entreprises ne peuvent être domptées et apprivoisées que par les lois et l’opinion publique, encore faut-il commencer par réduire la manipulation des législateurs et des citoyens par les grosses pharmas.
Souhaitons que des médias citoyens comme centpapiers représentent un moyen d’éclairer une opinion publique chroniquement désinformée et insuffisamment politisée.
Pierre Biron
Médecin et anciennement professeur-chercheur en pharmacologie à l’Université de Montréal
[1] Dévoyer dans le sens de ‘détourner du droit chemin’ de la rigueur scientifique
[2] Réflexion inspirée de Agnès Walch, Histoire de l’adultère XVIe -XIXe siècle, Paris :Perrin; 2009, et de la thèse de Marc-André Gagnon, The nature of capital in the knowledge-based economy: the case of the global pharmaceutical industry, Toronto, York University, 2009
[3] La situation clinique où le produit est recommandé
[4] Éditeurs. La main dans le sac, Montébello QC: Les Éditions le mieux-être; 2007. Traduction de: Jerome Kassirer, On The Take, Oxford: Oxford University Press; 2005.
[5] Préface de Dirk Van Duppen, La guerre des médicaments, Bruxelles : Aden; 2004
[6] socialaudit.org.uk et ISDB 2007;21(3) :4
[7] Revue Prescrire 2003 1er mars;23(237):221. On peut accéder gratuitement à une partie des articles sur le site http://www.prescrire.org/fr/
[8] Philippe Foucras, http://formindep.org/Les-Medicamenteurs-le-film
[9] Lamontagne F, Turcotte G, Lemire S, Plaisance M, Coll B, Brouillet M, Adjaoud A, More P. Quand l’industrie pharmaceutique courtise les médecins. Le Devoir, Montréal, 28.4.2003, sur http://www.ledevoir.com/non-classe/26393/quand-l-industrie-pharmaceutique-courtise-les-medecins.
[10] Pierre L Auger. Industrie pharmaceutique, une promiscuité qui contamine la médecine. Le Devoir 30.4.2003
[11] Philippe Foucras. http://formindep.org/Les-Medicamenteurs-le-film
[12] Manfred Stricker, lire http://quibla.net/monde/monde.html 29 mai 2003
[13] Steven Schachter et coll. Managing Relationships with Industry. Burlington: Elsevier; 2008
[14] Fernand Turcotte http://www.protegez-vous.ca/sante-et-alimentation/entrevue-avec-fernand-turcotte.html, 8.2.2010
[15] Biron P. & Turcotte F. La faillite morale de l’establishment médical. Le Devoir, 10.9.2009, Page A6 sur http://www.ledevoir.com/2009/09/10/266263.html
[16] Stéphane Horel. http://www.stephanehorel.fr/doc/medicamenteurs/livre/
[17] Marc-André Gagnon. Le Devoir, 4.9.2009, section Opinion, sur http://www.ledevoir.com/non-classe/265495/recherche-medicale-la-belle-affaire
[18] Transparency International Annual Report 2006. 1. Corruption and health; 1.5 Corruption in the pharmaceutical sector; 1.5.3 The corrupting influence of money in medicine. Berlin, Germany: Transparency International; 2006.
[19] Biron P, Plaisance M, Lévesque P. Le Médecin de famille canadien 2007;53 :1643-1645, sur http://www.cfp.ca/cgi/content/full/53/10/1643
[20] Elena Pasca. http://pharmacritique.20minutes-blogs.fr/23.4.2009.