Realpolitik de la fiction.

Publié le par Charlotte sceptix

ArchivesDécembre 2007

Le Monde Diplomatique

Le magicien de la Maison Blanche

« Raconter des histoires fabuleuses » pour faire oublier une politique condamnée, telle serait la « stratégie de Schéhérazade » du président des Etats-Unis. Ce dernier a grand besoin de fables tant son impopularité est prononcée... Mais ailleurs, quand un chef de l’Etat nouvellement élu part récupérer des prisonniers français détenus au Tchad, puis, toujours devant les caméras, s’emploie à obtenir la libération d’une otage en Colombie, l’interprétation du héros n’est-elle pas un petit peu surjouée ?

Par Christian Salmon

Dans un article du New York Times publié quelques jours avant l’élection présidentielle de 2004, Ron Suskind, qui fut, de 1993 à 2000, éditorialiste au Wall Street Journal et auteur de plusieurs enquêtes sur la communication de la Maison Blanche depuis 2000, révéla les termes d’une conversation qu’il avait eue, au cours de l’été 2002, avec un conseiller de M. George W. Bush : « Il m’a dit que les gens comme moi faisaient partie de ces types “appartenant à ce que nous appelons la communauté réalité [the reality-based community] : “Vous croyez que les solutions émergent de votre judicieuse analyse de la réalité observable.” J’ai acquiescé et murmuré quelque chose sur les principes des Lumières et l’empirisme. Il me coupa : “Ce n’est plus de cette manière que le monde marche réellement. Nous sommes un empire maintenant, poursuivit-il, et lorsque nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité, judicieusement, comme vous le souhaitez, nous agissons à nouveau et nous créons d’autres réalités nouvelles, que vous pouvez étudier également, et c’est ainsi que les choses se passent. Nous sommes les acteurs de l’histoire. (...) Et vous, vous tous, il ne vous reste qu’à étudier ce que nous faisons” (1). »

Qualifié de « scoop intellectuel » par The New York Times, l’article de Suskind fit sensation. Les éditorialistes et les blogueurs s’emparèrent de l’expression reality-based community, qui se répandit sur le Web – où le moteur de recherche Google comptabilisait, en juillet 2007, près d’un million d’occurrences. L’encyclopédie Wikipedia a ouvert une page qui lui est consacrée (2). Selon Jay Rosen, professeur de journalisme à l’université de New York, « beaucoup de gens de gauche ont repris ce terme à leur compte, en s’autodésignant sur leurs blogs comme “dignes membres de la communauté réalité”, tandis que la droite s’en moquait : “Ils sont reality-based ? OK, super ! ” (3) ».

Ces propos relatifs à la « communauté réalité », tenus sans aucun doute par M. Karl Rove quelques mois avant la guerre d’Irak, ne sont pas seulement cyniques, dignes d’un Machiavel médiologue : ils semblent s’élever d’une scène de théâtre plutôt que d’un bureau de la Maison Blanche. Ils ne se contentent pas de reconduire les vieux dilemmes qui agitent depuis toujours les chancelleries, opposant idéalistes et pragmatiques, moralistes et réalistes, pacifistes et bellicistes, ou, en cette année 2002, défenseurs du droit international et partisans du recours à la force. Ils affichent une nouvelle conception des rapports entre la politique et la réalité (4). Les dirigeants de la première puissance mondiale se détournent non seulement de la realpolitik, mais aussi du simple réalisme, pour devenir créateurs de leur propre réalité, maîtres des apparences, revendiquant ce qu’on pourrait appeler une realpolitik de la fiction.

Disney au secours du Pentagone

Lire la suite>>

 

 

 

Cliquez ici !

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article