Aide internationale en Haïti: une terre de liberté aux mains de la corruption
Mondialisation.ca, Le 4 avril 2010 | |
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Cet article est le premier d’une série de reportages du Centre de recherche sur la mondialisation (CRM) sur Haïti en partenariat avec l’organisation de la diaspora haïtienne AKASAN Au cœur des ruines et malgré le traumatisme, il règne ça et là en Haïti une atmosphère presque carnavalesque. De la musique envahit les chaumières et les abris de « fortune » dès le chant du coq jusqu’aux premières heures de la nuit. Les tap-taps, ces camionnettes tapageuses aux couleurs criardes servant de transport en commun, klaxonnent à chaque instant pour se frayer un passage dans les rues de Port-au-Prince, bondées de voitures, de marchands et de piétons. Dans les campements de Léogâne, les jeunes résignés à leur sort, dansent et jouent aux dominos devant leurs taudis, exhibant leurs sourires d’ivoire. Au pays de tous les contrastes, ce paradoxe, image vivante de la force du peuple haïtien, est probablement le seul qui n’est pas choquant.
Ancien secrétaire d’État à la Sécurité publique sous Aristide en 1994-1995, Patrick Elie, conseiller du président Préval depuis le cataclysme, ne voit pas la corruption de l’État haïtien de la même manière que les dirigeants étrangers et les médias dominants internationaux. « Oui, l’État haïtien est affecté par la corruption. Mais il n’est pas le seul. Les États mêmes qui veulent lui donner des leçons, ont montré, ne serait-ce qu’à l’occasion de la dernière crise financière, qu’ils étaient eux aussi, touchés par la corruption. Mais la définition de la corruption est faite par les puissants de ce monde. Voler ou exploiter les ressources naturelles d’un pays, ce n’est pas placé sous le l'étiquette "corruption". Mais c’est de la corruption. Renflouer une banque commerciale en utilisant l’argent du peuple, c’est aussi de la corruption. Mais il semble que, dans le langage commun, la corruption soit l’apanage des pays du tiers-monde. Plus on va continuer à essayer de l’affaiblir, plus l’État haïtien continuera d’être victime de la corruption. Il essaie de sauvegarder sa souveraineté, et ses dirigeants, aussi mauvais qu’on puisse les juger, ont été mandatés par le peuple et c’est donc à travers eux, principalement, que l’aide doit être canalisée. » Pourtant, dans les premières heures suivant le séisme et après la conférence du 31 mars à New York, on nous a répété que pour nous assurer que les dons soient utilisés à bon escient, ils devaient être remis à des organisations non gouvernementales (ONG), apparemment reconnues pour leur intégrité. Esclavagistes ou sauveurs?
Les Haïtiens peuvent-ils devenir maîtres de leur destin ou sont ils « les premiers artisans de leur malheur », des « paresseux », « incapables de débrouillardise », selon certains journalistes arrivés à ce constat après avoir côtoyé quelques jours les cercles fermés des élites à la tête de l’économie haïtienne? L’organisme AKASAN s’efforce de bâtir l’autonomie du peuple haïtien en créant des liens entre la diaspora et les ONG locales. Jean Saint-Vil explique : « AKASAN, c'est l'effort collectif des fils et filles d’Haïti se soutenant jusqu'au bout. Ce principe part du constat que les Haïtiens ont perdu confiance en eux-mêmes ». Les trente dernières années en Haïti ont été marquées par la dictature et les coups d’État. « L’espoir de 1990, avec l’élection de Jean-Bertrand Aristide, a été anéanti par le premier coup d’État organisé par George Bush en 1991. Le retour de la démocratie en 1994, a ravivé cet espoir, de nouveau ruiné par le deuxième coup d’État, celui de George W. Bush en 2004, fomenté avec la complicité du Canada et de la France. Entre-temps des organisations ont envahi le pays, des organisations mal nommées, les ONG, qui, en réalité sont toutes dépendantes de gouvernements étrangers. Elles ont envahi tout l’espace haïtien, que ce soit dans le domaine de l’agriculture, de l’alimentation, de l’éducation, etc. L’image soutenue dans ces organisations étrangères, c’est l’image raciste où c’est le Blanc qui tend la main au Noir qui a toujours besoin d’aide. Cette idée s’est imprégnée dans l’imaginaire des gens qui ont accepté cette image, sans contexte, sans comprendre que si aujourd’hui, partout sur la planète, le Noir est pauvre et le Blanc est riche, c’est parce qu’il y a eu une guerre depuis 1441 lorsque les Portugais ont commencé à attaquer la côte Ouest de l’Afrique et depuis ce temps, les nations africaines sont en déclin et les Européens s’enrichissent. »
Selon lui, l’abus des Haïtiens ne se limite pas à l’aspect physique, mais s’accompagne d’un viol psychologique tout aussi dommageable. Jean Saint-Vil, n’est pas tendre à l’égard des ONG. « Aujourd’hui les ONG que vous voyez partout en Haïti font la même chose que les missionnaires faisaient à l’époque de l’esclavage : ils arrivent et disent qu’ils viennent aider, tout comme les missionnaires étaient ici pour sauver les âmes. »
S’agit-il de propagande ou sont-elles réellement utiles ces ONG? On ne peut pas dire qu’elles ne servent à rien. Les citoyens vous diront qu’ils les apprécient et leur font davantage confiance qu’à leurs propres organismes. Pour M. Saint-Vil, on trouve encore dans cette mentalité la trace de ce matraquage psychologique de petit peuple incapable, inférieur aux étrangers, aux Blancs, intègres et dévoués aux pauvres Haïtiens. « Les gens des ONG en Haïti ne sont pas à Cité soleil, vivant avec les pauvres! Non! Ils sont à Montagne Noire, dans les hauteurs de Pétionville, vivant avec les riches Haïtiens! Lorsqu’on sort du centre-ville de Port-au-Prince et que l’on monte dans les montagnes, les gens changent de couleur : plus on monte, plus les gens deviennent blancs! Et ils ont chez-eux, des gens qui travaillent comme domestiques et c’est cette image, qui est considérée normale! Ils ramassent des millions de dollars au nom des pauvres orphelins d’Haïti pour profiter d’un niveau de vie qu’ils ne peuvent pas se permettre dans leur propre pays! C’est ça les directeurs d’ONG en Haïti. »
L'aide du Canada: des bâches blanches rayées de noir avec l'inscription "Canada" (en comparaison voir les tentes du Venezuela que l'on peut voir un peu plus bas). Le Venezuela, un pays bien moins riche que le Canada, a offert aux Haïtiens des tentes de qualité.
M. Saint-Vil tente tant bien que mal de dénoncer les organismes qui s’empressent d’aller « sauver » son pays d’origine, ainsi que les dirigeants étrangers, dont le discours vertueux masque bien maladroitement leur vision colonialiste et leurs intérêts commerciaux. Toutefois, cette tâche se révèle très ardue étant donné la complicité usuelle des médias dominants, et celle des médias dits progressistes comme Al Jazeera English, qui, dans le cas d’Haïti, se comporte comme tous les grands médias. « J’ai fait des trentaines d’entrevues depuis le séisme, confie Jean Saint-Vil, mais jamais à Radio-Canada. » Lors d’une entrevue avec Al Jazeera sur la terrasse de leur forteresse de Pétionville, au bord de la piscine, invisible pour les téléspectateurs qui, eux, ne voient que les débris de l’une des rares maisons du secteur à s’être écroulée, le discours de M. Saint-Vil a été censuré par des difficultés techniques. Problèmes de son. Étrangement, le journaliste, après avoir privé le représentant d’AKASAN du micro, a continué à parler à la caméra comme si de rien n’était. « C’est bizarre, ironise M. Saint-Vil, chaque fois que je dénonce les milliards que la France doit à Haïti, on me coupe la parole ou il y a des problèmes techniques. »
Le 1er avril, au lendemain de la conférence de New York, en première page du quotidien La Presse, une photo de Bill Clinton avec le premier ministre haïtien Jean-Max Bellerive et le grand patron de Coca-Cola, portant « un toast au lancement du projet Espoir pour Haïti [1] ». Espoir? Quel espoir? N’est-il pas absurde que Bill Clinton « copréside » le plan de reconstruction? Que celui dont le gouvernement est grandement responsable de la récente crise financière, par l’abolition du Glass-Steagall Act, soit choisi pour « s’assurer que l’aide soit utilisée à bon escient [2] »? Au-delà de cette aberration, toujours et encore cette image du Blanc honorable qui vient sauver le «pauvre petit Haïtien misérable, malhonnête et incapable et de diriger son pays» sans « l’aide » de celui-là même qui l’exploite depuis toujours.
1. La Presse, 1er avril 2010, page 1. 2. Ibid | |
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