Le Comitatus ou l’invention de la terreur

Publié le par sceptix

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On sait qu’entre autres innovations, la Gestapo et la Milice introduisirent la baignoire dans le supplice de
l’eau. C’était évidemment une abomination, dont les victimes eurent raison de se plaindre. En revanche,
Le Monde du 26 septembre 2006 n’arrive pas à trancher si le gouvernement américain a proscrit ou non
le waterboarding de ses méthodes d’interrogatoire. Auquel cas les tourmentés auraient tort de se plaindre
de ces tortures licites, la loi américaine prévalant sur les risibles Conventions de Genève. Un décret
présidentiel dont seule une partie vient d’être publiée dans l’inattention générale a réglé ce point. La
perle en est le secret maintenu sur les moyens autorisés pour faire parler un détenu. Sans doute prohibe-til
en termes vagues et amphigouriques « les actes volontaires et atroces d’abus commis dans l’intention
d’humilier ou de dégrader de manière si grave que toute personne raisonnable, selon les circonstances,
les jugerait en dehors des limites de la décence humaine » (Libération, 23 juillet 07). Mais cette manière
de torturer le langage trahit le secret de ce décret : les circonstances sont élastiques et les services
américains ne manquent pas de tortionnaires raisonnables pour qui les simulacres de noyade et autres
supplices n’excèdent pas les limites de la décence humaine.
Pour torturer les gens, encore faut-il les tenir à merci. Le pouvoir américain, allié de ses complices
locaux, n’a pas jugé plus indécent d’enlever « 30 à 50 personnes » en Europe, depuis le
11 septembre 2001 (Le Monde, 19 mai 06), y compris des ressortissants italiens ou allemands, pour les
séquestrer dans des prisons clandestines en Roumanie, Pologne, Afghanistan ; ou les « restituer » à des
régimes qui se chargeraient de ses basses oeuvres, Egypte et Maroc, notamment.
Ces faits quasi-officiels sont détaillés par Stephen Grey (Les vols secrets de la CIA : comment
l’Amérique a sous-traité la torture. 2007. Calmann-Lévy), lequel souligne que c’est dans les années
1980, sous Reagan, que le terme de « restitution » rentre dans le « lexique officiel pour désigner l’action
de capturer et de ramener aux Etats-Unis toute personne soupçonnée de crime ». « Bill Clinton, lui,
systématise les « restitutions extraordinaires » et la possible "externalisation de la torture" »
(Libération, 13 août 07).
Enlèvements, séquestrations et tortures : quoi de neuf diront les blasés, les historiens et les lecteurs du
rapport annuel d’Amnesty International. Après tout, le pouvoir chinois reconnaît l’usage de la torture par
la police (Le Monde. 22 novembre 06), et les membres du Fa Lun Gong alimentent à leur corps
défendant le trafic d’organes. En fait, la terreur constituant l’ultima ratio du pouvoir, l’aberration serait
de découvrir un Etat qui ne l’utilise pas, fût-ce à titre dissuasif, contre ses opposants ou sa population. Le
recours à la terreur et sa publicité obéissent à des considérations de circonstances : rapports de force,
efficacité, facteur humain. Certains régimes la proclament, d’autres la cachent. Le pouvoir américain
joue sur les deux tableaux. En règle générale, il dissimule. Cependant, il laisse dire et, assez souvent,
finit par avouer. Cette relative franchise rassure la majorité silencieuse, tout en menaçant tacitement les
minorités agissantes. Stephen Grey a publié son enquête, mais c’est dans cinquante ans, quand la CIA
aura besoin d’une nouvelle opération « transparence » , que l’on saura peut-être le nombre exact de
détenus torturés dans ses prisons clandestines, au début du XXIe siècle. Si les archives n’ont pas été
détruites comme les enregistrements vidéo des sévices infligés aux prisonniers de Guantanamo. (Le
Monde, 11 décembre 07) Sévices infligés au su des parlementaires démocrates et républicains, comme de
la Maison Blanche, dont les juristes, après avoir couvert les tortionnaires, ont logiquement couvert la
destruction des preuves de leurs tortures (Le Monde, 21 décembre 07).
Cinquante ans, c’est le temps qu’il a fallu pour que la CIA publie 693 pages de dossier sur ses menées
durant la guerre froide. On y apprend entre assassinats et enlèvements que dès 1963, elle finançait des
recherches sur les modifications de comportement auxquelles des cobayes américains contribuaient à
leur insu. Mais comme le rapporte Kissinger : « Helms (NDR, ancien directeur de la CIA) a dit que
toutes ces histoires n’étaient que la partie visible de l’iceberg. Si elles sortent, le sang va couler » (Le
Monde, 24/25 juin 07).
Le sang coule et elles ne sortent pas. Du moins pas au-delà de ce qui est visible pour tous. L’Etat, c’est le
crime organisé. Non qu’il monopolise la terreur. Il la partage avec ses rivaux extérieurs et intérieurs
(factions, partis, églises), avec ses symbiotes maffieux et économiques. Mais l’Etat seul se constitue pour
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et par la terreur, et c’est pourquoi son appareil militaire en forme le noyau dur, l’Etat dans l’Etat, avec au
centre de ce dispositif gigogne, les services secrets de renseignement et d’action : le complot permanent.
Rien de plus naturel. Il faut pour régner, des yeux, des oreilles, et des mains. Le souverain des âges
héroïques s’appuie sur le comitatus, le groupe de ses partisans armés, ses compagnons, ses comtes, diront
les chansons de geste. Sa garde rapprochée, si l’on veut. Mi-comité, mi-commando, quoiqu’il n’y ait pas
de filiation entre les trois termes. Le comité c’est un anglicisme pour « commission » (mettre ensemble) -
exemple : KGB, Comité pour la Sécurité de l’Etat. Le commando c’est un lusitanisme pour le groupe de
combat auquel on commande un coup de main. Selon Chaliand, « spécialiste des guérillas et du
terrorisme, professeur invité à Harvard, UCLA, Berkeley, l’ENA et au Collège Interarmées de
Défense », « en Irak, c’est le noyau d’un Etat qui a constitué le fer de lance de l’insurrection : services
secrets, fedayins, garde républicaine spéciale. L’insurrection a disposé d’emblée de combattants,
d’armes, d’argent, de renseignements » (Le Monde, 18 février 07).
Le premier geste du fondateur de la France libre, rivale de l’Etat français, c’est naturellement de
reconstituer des forces armées, et dès juillet 1940, un Bureau Central de Renseignement et d’Action
(BCRA), matrice de toutes les polices secrètes qui se sont succédé en France, jusqu’aux actuelles DST,
DRM et DGSE1. C’est un complot du comitatus, DST, SDECE (future DGSE), régiments parachutistes
de Massu, qui le ramène au pouvoir, le 13 mai 1958. Et c’est auprès de Massu, à Baden-Baden, qu’il va
chercher l’appui de la 7e division blindée, le 31 mai 68, lorsque les escholiers poussent un peu la chienlit.
Si c’était un stratagème, il réussit, tant les peuples mutinés s’attendent à l’écrasement sous les chars,
comme on le vit à Prague cet été-là.
Le règne de la terreur est un pléonasme. Des origines à nos jours le règne n’a jamais procédé que de la
menace ou de l’infliction de la violence aux fins de dissuasion, de contrainte, ou de neutralisation. Dans
son essai « sur la violence » (Calman Levy. 1972), Arendt relève sur ce point l’accord des auteurs
antiques, classiques et modernes. Qu’ils attaquent ou défendent la domination, tous de Xénophon à Mao,
en passant par Clausewitz, Marx, ou Weber pourraient souscrire à la célébrissime formule du
Président : « Le pouvoir est au bout du fusil. » Quant à l’intérêt d’un Etat, d’une violence organisée, « les
concitoyens, dit Xénophon, se gardent mutuellement, sans solde, contre les esclaves et ils se gardent
contre les malfaiteurs pour qu’aucun citoyen ne meure de mort violente » (Hiéron, IV,3). Athènes
comptait, suivant les époques, de deux à dix fois plus d’esclaves que de citoyens. La justification de
l’esclavage étant de libérer les citoyens des tâches serviles afin de pouvoir remplir leurs devoirs civiques
- qui consistaient en grande partie à se garder mutuellement des esclaves - on voit là un raisonnement
circulaire sur lequel les subtils logiciens grecs ont glissé. Mais ils étaient citoyens.
Dans l’ensemble, la terreur a réussi à la domination et écrasé l’émancipation. La déclaration de Victor
Serge suivant laquelle « il n’est pas de force au monde qui puisse endiguer le flot révolutionnaire quand
il monte, et que toutes les polices, quels que soient leur machiavélisme, leurs sciences et leurs crimes,
sont à peu près impuissantes… » (Ce que tout révolutionnaire doit savoir sur la répression, 1921), est
une profession de foi dans l’héroïsme des opprimés et le sens de l’Histoire. Elle porte la marque de ce
lendemain de révolution russe et du volontarisme surhumain de ses militants alors que déjà « la terreur
sous Lénine » (Baynac), avait commencé d’en broyer les meilleurs (cf. A. Ciliga, Dix ans au pays du
mensonge déconcertant). Rapportée à la pléthore des insurrections serviles, bagaudes paysannes, révoltes
communales, « journées » ouvrières, guérillas populaires massacrées par la milice des maîtres, elle
semblerait indiquer que le flot révolutionnaire, finalement, n’atteint à peu près jamais sa crue. L’histoire
de la révolution est un monstrueux martyrologe que commémore et reconduit le militant, dans l’attente
douloureuse et messianique du triomphe final. Quant aux révolutions réussies, si l’on excepte les coups
d’Etat, révolutions de palais, simples renversements de gouvernement et guerres d’indépendance,
l’histoire moderne n’en connaît que deux conformes à la définition canonique : le renversement d’une
classe par une autre. La première, fille de l’absolutisme royal, introduisit le terme de terreur (terror,
tremblement de peur), dans le vocabulaire politique. Elle porta, sous la menace ennemie, la centralisation


1 DST : Direction de la surveillance du territoire
DRM : Direction du renseignement militaire
DGSE : Direction générale de la sécurité extérieure, ex-SDECE : Service de documentation extérieure et de contreespionnage

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<br /> <br /> Rien ne change, quel que soit le pays !<br /> <br /> <br /> http://www.lalibre.be/actu/international/article/612805/la-police-chinoise-traque-les-blogueurs.html<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />
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