renforcer le secret défense pour mieux protéger les “secrets d’État”

Publié le par sceptix


Le gouvernement semble avoir décidé de rendre le secret défense encore plus secret. Parviendra-t-il par ce biais à empêcher de nouvelles “affaires” – du genre Borrel, Clearstream ou frégates de Taïwan... – de venir au jour ?

Le projet de loi de programmation militaire déposé en Conseil des ministres le 24 octobre 2008 comporte de nouvelles dispositions qui permettront de mettre des sites sensibles à l’abri de la curiosité malsaine de certains juges. Il prévoit en effet de créer une catégorie de lieux hyperprotégés, où le seul fait de se rendre serait constitutif d’une atteinte au secret. Avant d’y pénétrer, le magistrat devra demander une déclassification temporaire du site, donc avertir le président de la commission consultative du secret de la Défense nationale, nommé par l’Élysée, qui assistera à la perquisition et conservera les éléments saisis en attendant leur éventuelle déclassification.

Le gouvernement veut également améliorer la protection des agents de services spéciaux qui travaillent sous une fausse identité. La future Lopsi [1] les autorisera à taire leur véritable identité, même devant un juge. Le fait de révéler leur nom ou même leur simple appartenance à un service coûtera cinq ans de prison et 75 000 euros d’amende – et plus encore si cela a exposé l’agent à des violences.

Voila qui viendra compléter certaines dispositions de la loi sur les archives votée au printemps 2008 qui a porté à cent ans (ou vingt-cinq ans après le décès de l’agent) le délai à partir duquel des documents de nature à porter atteinte à sa sécurité pourront être communiqués aux chercheurs et historiens. Quant aux informations concernant les armes de destruction massive, elles sont tout simplement devenues « incommunicables ».


 

Communiqué de presse du Syndicat de la Magistrature [2]

SECRET-DÉFIANCE

Le ministère de la Défense déclare la guerre à la Justice

le 26 février 2009

Il a bien failli passer inaperçu, mais le récent projet de loi de programmation militaire pour les années 2009-2014 contient un très sulfureux chapitre VI qui a fini par attirer l’attention de la commission des lois et qui mérite que chacun s’y intéresse.

Ce texte vise en effet à la fois à étendre le champ du secret-défense et à limiter drastiquement les pouvoirs d’enquête des juges d’instruction.

Il a été conçu à la suite d’investigations qui ont semé l’émoi dans les milieux politiques et militaires : l’instruction de l’affaire des frégates de Taïwan, la perquisition entreprise à l’Elysée dans l’affaire Borrel et surtout celle effectuée dans l’affaire Clearstream au siège de la DGSE.

Alors qu’en l’état du droit, seuls des documents peuvent être classifiés, le projet de loi prévoit de protéger des lieux entiers.

Il s’agit d’abord de protéger des endroits « déclarés » comme étant « susceptibles d’abriter des éléments couverts par le secret de la défense nationale ». La formule est extrêmement vague et le texte ne dit ni qui pourrait faire cette déclaration, ni comment elle devrait être effectuée, ni quelle publicité lui serait donnée, ni encore à quel contrôle elle serait soumise…

S’agissant des zones concernées, tout aussi indéfinies, l’exposé des motifs précise qu’il pourrait s’agir notamment de « locaux d’entreprises privées intervenant dans le domaine de la recherche ou de la défense ». Ainsi, de grands groupes industriels (MONSANTO, THALES, AREVA…) pourraient bénéficier d’une protection globale au motif qu’ils détiendraient peut-être des documents classifiés…

Avant de perquisitionner dans ces lieux « déclarés », le juge d’instruction devra prendre rendez-vous avec le président de la Commission Consultative du Secret de la Défense Nationale (CCSDN) pour qu’il l’accompagne lors de ses opérations. Surtout, il aura l’obligation d’indiquer par écrit les motifs de la perquisition et les documents recherchés !

Pire, le projet de loi prévoit la possibilité de classifier purement et simplement des lieux, en raison des « installations » ou des « activités » qu’ils abritent, sans plus de précision. Pour effectuer une perquisition dans ces zones, le juge d’instruction devra non seulement être accompagné du président de la CCSDN, mais aussi obtenir une décision de déclassification préalable. Or, cette décision sera prise… par le pouvoir exécutif lui-même. Autant diffuser un communiqué de presse annonçant la perquisition !

Enfin, même dans les lieux non protégés (mais en restera-t-il ?), le juge d’instruction qui tombera par hasard sur un document classifié devra interrompre sur le champ sa perquisition, le temps que le président de la CCSDN se déplace pour le surveiller. Il va devenir vraiment très difficile de perquisitionner dans certains locaux, par exemple à Papeete…

Officiellement, il est question de protéger les « intérêts fondamentaux de la Nation ». Pourtant, l’article 413-11 du Code pénal réprime déjà le fait de prendre connaissance d’un document classifié et aucun magistrat n’a été mis en cause pour ce délit à ce jour.

En réalité, le gouvernement sort l’artillerie lourde pour entraver, voire neutraliser, le travail des quelques magistrats qui sont encore en mesure d’enquêter sur des dossiers gênants.

Ce projet s’inscrit d’ailleurs dans la droite ligne de la volonté du chef de l’Etat de dépénaliser le droit des affaires et de supprimer le juge d’instruction pour confier toutes les enquêtes pénales à un parquet de plus en plus dépendant de l’exécutif.

Le Syndicat de la magistrature combat cette nouvelle atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire et refuse cette conception d’une justice pénale à deux vitesses avec, d’un côté, des citadelles d’impunité pour les puissants et, de l’autre, une politique ultra-répressive pour les plus faibles.

 

Du secret défense à la défense des secrets d’Etat

 

par Dominique Barella
ancien membre du Conseil Supérieur de la Magistrature,
ancien président de l’Union syndicale des magistrats

le 24 février 2009

Le projet de loi n° 1216 relatif à la programmation militaire pour les années 2009 à 2014 (articles 12 à 14) va accroître sans limites précises les zones d’influences protectrice du secret défense en laissant le dessin de ses contours, au coup par coup, entre les mains du gouvernement. Le voile du secret va donc s’étendre sur de grands pans de l’activité gouvernementale.

Dès que l’Etat estimera que cela peut gêner ses petites et grandes manœuvres d’arrière-cuisine, citoyens, journalistes, magistrats, associations de défense se verront opposer à leurs questions un secret étendu : sur les risques d’une explosion, une fuite nucléaire, un accident maritime, un trafic d’arme, un fichage en réseau.

Le verrouillage des secrets d’Etat est donc en bonne voie et dans de bonnes mains bien contrôlées. L’extension du sanctuaire de secret défense vise à entraver la manifestation de la vérité. Ce pouvoir, qui s’expose, comme aucun autre pouvoir avant lui, au regard de la presse et du peuple, se prépare à jeter un voile protecteur sur toutes les activités qu’il estimera lui-même secrètes. Que le peuple surtout ne sache rien ; après la concentration du pouvoir dans les mains de l’exécutif se prépare la création des zones de pouvoir furtives.

Ainsi, dès que de près ou de loin, un bureau, un processus informatique, un lieu de stockage, un document, une entreprise, du matériel, des produits chimiques ou nucléaires, des images, des fichiers pourront se rattacher d’une façon ou d’une autre à un supposé intérêt supérieur de la nation, tombera sur lui l’écran protecteur de l’exécutif drapé dans un intérêt d’Etat fort indéfini. Nous savons tous depuis le célèbre « l’Etat c’est moi » que, de secret de la défense en secret d’Etat puis en secret du monarque, on finit toujours en secret de cabinet ou en cabinet des secrets. D’évidence, si le tout-à-l’égout voit le jour au Cap Nègre, ses confidentiels tuyaux qui conduiront au sein des seins des vacances présidentielles deviendront des « lieux classifiés secret défense ».

Cette réforme crée un risque majeur d’étendre à l’infini la liste des lieux et des personnes intouchables

Seront d’abord créés des lieux classifiés – à discrétion d’un décret gouvernemental. Le seul fait d’y pénétrer « donnera connaissance d’un secret ». Puis une liste des lieux susceptibles d’abriter des secrets défense sera également établie. Enfin, un lieu dans lequel on découvrira un document concernant un secret défense deviendra de ce seul fait protégé. Il suffira donc que lors d’une perquisition, par hasard, une petite enveloppe avec une inscription « secret défense » traîne sur la baignoire pour que l’appartement de tel ou tel haut dignitaire devienne un lieu intouchable.

Dans ce projet de loi, l’incrimination des atteintes au secret de la défense nationale est modifiée par la substitution de la notion de « renseignements » à celle d’« informations » totalement indéfinie et extensible à l’infini. La conception de l’atteinte au secret de la défense nationale sera tellement étendue que l’on sombrera dans la défense du secret d’Etat.

Tout est fait pour rendre les perquisitions impossibles ou totalement inefficaces

Les perquisitions réalisées dans les lieux sensibles ou dans des lieux neutres où sont découverts incidemment des éléments classifiés couverts par le secret de la défense nationale ou dans les lieux classifiés seront excessivement encadrées. L’article 12 transforme les perquisitions en mascarade judiciaire avec tambours et trompettes, sans aucun effet de surprise, il s’agit d’un pur habillage pour les interdire sans le dire. L’article 12 oblige même le juge à révéler les motifs de sa perquisition et à décrire ce qu’il vient chercher ce qui est absurde car impossible et contraire à l’objectif d’une perquisition. Dans les lieux qui se révèlent abriter un secret défense (article 12 II), le juge d’instruction devra informer le président de la commission consultative du secret défense qui contrôlera les éléments saisis. Le caractère insaisissable et inutilisable dans la procédure judiciaire d’éléments classifiés qui auront été fortuitement découverts et n’auront pas été préalablement visés sera généralisé, même s’ils prouvent la réalisation d’un crime.

La population et les victimes des catastrophes risquent d’être privéesd’éléments importants dans les dossiers judiciaires face à un secret défense qu’on leur opposera à tout bout de champ.

En cas de fuite nucléaire, d’explosion, d’accident chimique, de vente d’armes illicite, de détournements financiers, d’utilisation d’images ou de réseaux par des moyens anormaux, voire de mort suspecte, le ou les victimes ne pourront plus obtenir de la justice qu’une enquête incomplète et partiale. Il suffira qu’au niveau gouvernemental on exhibe le secret de la défense devenu tellement extensif. C’est un festival de défiance à l’égard du juge : même le PV de saisie ne peut être joint à la procédure ! Comme si les juges et les procureurs étaient par essence des traîtres à la nation dont le seul but serait de transmettre nos très chers secrets aux puissances ennemies. Or aucun juge d’instruction n’a jamais voulu connaître des informations liées au secret défense à l’état pur. Le secret défense a toujours été utilisé par le pouvoir pour entraver la justice et la manifestation de la vérité en l’utilisant comme prétexte et pour servir de protection aux basses œuvres appelées secrets d’Etat.

Ne nous y trompons pas, derrière cette paranoïa anti-juge c’est bien le peuple, dont il est un des derniers recours, qui est visé. Nos dirigeants ne souhaitent pas que les citoyens mettent leur nez dans la réalité de l’exercice du pouvoir. Pourtant, démocratie et transparence sont indissociables. Quand le secret d’Etat devient la préoccupation d’un pouvoir cela signifie qu’il estime avoir des secrets à cacher, lesquels ? La liste est longue des affaires dans lesquelles la vérité a été dissimulée en opposant le secret défense : de l’assassinat du juge Borel, à celle des frégates de Taiwan en passant par celle du Rainbow Warrior ! Va-t-on l’allonger ?

Dominique Barella

 

Un statut protecteur des agents secrets est en préparation
par Isabelle Mandraud, Le Monde du 23 janvier 2009

Monsieur Dupont alias Monsieur Durand est un agent secret. Mais vous ne le saurez jamais. Car Monsieur Dupont pourra se prévaloir de sa fausse identité, et la conserver, même devant un tribunal.

Cédant à une vieille revendication du renseignement, le gouvernement a discrètement introduit dans le projet de loi de programmation sur la sécurité intérieure, la Lopsi, un article protecteur pour les espions, agents secrets et infiltrés, voire pour leurs « indics ». [...]

L’article 28 de la Lopsi, sur « la création d’un régime de protection des agents de renseignement, de leurs sources et de leurs collaborateurs », concerne potentiellement quelque 5 000 militaires de la DGSE, 3 000 policiers de la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI) et sans doute aussi une partie de la police judiciaire engagée dans la lutte contre la grande criminalité. Ces hommes et ces femmes pourront, dans le cadre d’une « mission intéressant la défense et la sécurité nationale », utiliser une identité d’emprunt ou une fausse qualité, en toute impunité, « sans être pénalement responsables ».

Révéler le vrai nom de ces agents-espions, ou leur appartenance à l’un des services, coûtera 5 ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende. Un délit porté à 7 ans et 100 000 euros d’amende « lorsque cette révélation a causé des violences, coups et blessures aux personnes concernées à leur famille » ; et jusqu’à 150 000 euros d’amende en cas de décès.

INCONNUS DE LA JUSTICE

Ces dispositions, précise le texte, « sont applicables à la révélation de la qualité présente ou passée, de source ou de collaborateur occasionnel d’un service spécialisé ». Autrement dit, la protection s’étend aux experts extérieurs, de plus en plus souvent recrutés par les services. « Ce système existe déjà dans les pays anglo-saxons et notamment aux Etats-Unis », met en avant un responsable du renseignement.

Ce n’est pas tout. Alors que policiers et militaires ont déjà la possibilité de témoigner sous X, leur nom n’apparaîtra plus dans le dossier. Leur « identité réelle, souligne le projet de loi, ne doit apparaître à aucun stade d’une procédure judiciaire ». Même le juge ne pourra pas exiger de les connaître. Seuls, les chefs de service des agents pourront être entendus en qualité de témoins.

Si la personne comparaissant devant le tribunal est mise en cause par « des constatations personnellement effectuées » par un agent du renseignement, une confrontation pourra être organisée « à titre exceptionnel ». Mais aucune question ne pourra lui être alors posée, susceptible « directement ou indirectement », de révéler sa véritable identité. Les documents, les lieux, les hommes : un bout par-ci, un bout par-là, le renseignement s’organise.

Isabelle Mandraud

Dessin : Kerleroux.

Notes

[1] Lopsi : loi de programmation sur la sécurité intérieure.

[2] A compléter par la lecture des « Observations [du Syndicat de la Magistrature] sur les dispositions relatives au secret de la défense nationale contenues dans le projet de loi de programmation militaire pour les années 2009-2014 » : http://www.syndicat-magistrature.or....

Source : http://www.ldh-toulon.net/spip.php?article3147

Publié dans justice & police

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