Une banque pas si Fortis que cela !

Publié le par sceptix

La saga Fortis touche à sa fin. Pendant plus de six mois, les clients, les salariés et toute la Belgique (et les Pays-Bas) ne savaient plus si la banque allait être vendue à BNP Paribas, comme le voulait le gouvernement.

Rappelons que, suite à la débâcle financière de septembre 2008, les autorités belge, néerlandaise et luxembourgeoise se portent acquéreuses de l‘essentiel des activités du groupe de bancassurance, lors d’un week-end mouvementé, les 27 et 28 septembre[1]. Mais les dirigeants hollandais en profitent pour essayer de recomposer l’univers bancaire national autour d’une grande banque, en joignant l’ancienne ABN-Amro (devenue depuis octobre 2007 filiale de Fortis) et ING. Ils reprennent totalement la partie banque néerlandaise et la retirent de l‘ensemble. Dans ces conditions, une semaine plus tard, le gouvernement belge décide de vendre 75% des activités bancaires belges à BNP Paribas, moyennant une prise de participation dans celle-ci de 11,6%.

 

La révolte des « petits » actionnaires

 

Seulement, c’était sans compter avec les petits actionnaires qui se regroupent autour de plusieurs associations pour contester surtout le fait que les décisions ont été prises en dehors de l’assemblée générale des actionnaires, réputée souveraine. Ils obtiennent de la Justice que la vente à BNP Paribas soit annulée et qu’elle soit présentée à cette fameuse réunion. Une première AG refuse d’ailleurs en février 2009 cette opération, à la grande fureur des autorités fédérales belges. D’où la proposition de faire revoter, un procédé déjà souvent utilisé par les cénacles de l’Union européenne : quand la « démocratie » ne donne pas les résultats escomptés, raconter que c’est un problème de communication et présenter la même soupe réchauffée.

            Cette fois donc, le gouvernement belge a mis le paquet pour faire basculer la décision dans le sens souhaité. Devant la Chambre, le Premier ministre Herman Van Rompuy a souligné le choix laissé aux actionnaires : « soit une majorité des actionnaires approuve la transaction proposée avec BNP Paribas, soit une majorité des actionnaires privilégie la formule d'une banque d'Etat ». Il a même précisé : « Dans ce dernier cas de figure, Fortis Banque restera pour les années à venir à 100% entre les mains de l'Etat »[2].

            En réalité, la vente au géant financier français a été, depuis longtemps, la seule option retenue par les autorités belges. Ainsi, Jozef De Mey, le président de Fortis Holding, a précisé les termes des relations avec le gouvernement : « nous avons demandé de pouvoir négocier ce scénario de stand alone » (rester seul, c’est-à-dire opérer comme grande banque publique) et « le gouvernement a simplement refusé »[3]. Avant la dernière AG, le Premier ministre souligne devant la Chambre : « Le gouvernement continue à apporter tout son soutien à la convention avec BNP Paribas. Il n'envisage aucune alternative. »[4] Le sort en était jeté et il est étonnant qu’un quart des actionnaires (ou plus exactement un quart du capital apporté à l’assemblée) ait pu encore rejeter l’option gouvernementale.

 

Le débat jamais mené

 

            Le choix d’une grande banque publique a été écartée dès le départ par les responsables du dossier, c’est-à-dire essentiellement par le département du ministre des finances et par le cabinet du Premier ministre. Fin octobre 2008, Didier Reynders, le grand Trésorier, explique de la sorte la nécessité d’arrimer Fortis à un géant : « On devait, au travers de la BNB[5], intervenir énormément. Cela montre que la banque avait, et a toujours, une taille qui dépasse la capacité d’action de la Belgique. Nous sommes allés chercher un partenaire. »[6]

            Et Gérard Delruelle, ancien président de Cockerill-Sambre et ancien député libéral de Liège, intervenant en toute « indépendance » avant l’AG décisive, ajoute : « le capitalisme d’Etat a échoué partout et ce n’est pas aux contribuables belges de devenir actionnaires de Fortis ».[7] « Trop petit pour jouer dans la cour des grands » et « ce n’est pas la vocation de l’Etat de gérer les entreprises » sont des arguments trop fréquemment entendus pour les laisser sans réponse.

            En réalité, la question de la taille est un faux prétexte. Si elle s’avérait préoccupante, rien n’empêcherait de créer une institution publique d’ampleur considérable, par exemple à l’échelle européenne. Mais cette option est d’emblée rejetée par les responsables de l’Union européenne qui prônent la libéralisation dans tous les secteurs, l’ouverture des marchés à la concurrence et la fin des aides de l’Etat, sauf exceptions. C’est dans ce cadre qu’ont été privatisées les banques françaises depuis le milieu des années 80 et que les établissements financiers belges aux mains des pouvoirs publics ont connu progressivement le même sort. Fortis a pu ainsi mettre la main sur la CGER, une banque publique créée en 1850.

Dès lors, il n’y avait plus de partenaire suffisamment grand autre que privé[8]. Et la Société Générale (France), ING refusant l’offre, il ne restait que BNP Paribas dans la course. Celle-ci a pu imposer ses conditions de rachat pour devenir le leader européen.

Mais la taille est également une justification fallacieuse, parce qu’elle dépend beaucoup de ce qu’on veut faire. De fait, s’il s’agit de budgétiser des risques de plus en plus faramineux sur des marchés hautement spéculatifs ou de multiplier les opérations sur le marché en développement exponentiel des produits dérivés[9], une banque n’est jamais trop grande. Plus grosse elle est, plus elle pourra disposer d’un matelas financier lorsque les difficultés surviennent. Elle accumulera plus vite, car engrangeant des bénéfices probablement plus élevés, et éliminera ses rivales de ce fait. Ce sont les lois de la fameuse « libre et saine » concurrence sur un marché capitaliste.

En revanche, si on partait de l’intérêt des clients, des petits épargnants et des salariés, ceux que le gouvernement belge prétendait défendre officiellement dans cette affaire, les questions qui se posent sont de savoir s’il est utile pour une banque d’augmenter sans cesse sa rentabilité. Ou cela vaut-il la peine de généraliser les activités spéculatives, en jouant sur le cours des devises ou sur les produits de l’infatigable ingénierie financière ? L’épargne des retraités, salariés, allocataires sociaux n’est-elle pas plus importante que la gestion des fortunes ? Et le surendettement d’un particulier qui a du mal à joindre les deux bouts n’est-il pas un problème plus essentiel à résoudre que d’immobiliser des fonds sur des marchés financiers ?

Bref, en multipliant ces interrogations, on aboutit rapidement à un autre type de banque, une institution davantage tournée vers les besoins sociaux. Voilà l’option qui n’a jamais été envisagée par le gouvernement belge.

Quant au fameux échec de l’Etat actionnaire, il fait partie de ces délires libéraux qu’il est bon de réaffirmer aujourd’hui dans la situation de déliquescence du marché privé, mais qui ne repose sur aucune base scientifique. La CGER a fonctionné durant plus d’un siècle sans de grosses difficultés. Peut-on parler de déroute dans ce cas, alors que le FMI estime la dévalorisation nécessaire d’actifs dans les banques américaines, européennes et japonaises suite à la crise des subprimes à plus de 4.000 milliards de dollars ?[10] Qui est en faillite ?

Marc Tarabella, actuel ministre wallon de la Formation (PS), a travaillé 14 ans à la CGER, de 1990 à 2004, dans une agence liégeoise. Dans une interview accordée à Trends-tendances, il explique les différences de gestion entre la banque publique et la nouvelle version privée, lorsque Fortis a repris en main l’institution : « La CGER était une grande maison au service de tous les clients. Un client d’un village était le bienvenu dans notre agence de centre-ville lorsqu’il y effectuait ses courses. »[11] Lorsque le privé a racheté l’affaire, il a directement mis un objectif en matière de bénéfices : 12% de rentabilité sur fonds propres. Dans ces conditions, il fallait vendre à tout prix et proposer des produits sophistiqués aux clients les plus fortunés. Chaque agence devenait une petite firme en elle-même, faisant concurrence à ses consoeurs, avec comme seul critère la performance financière. A la clé, des réductions de personnel, certes sans licenciements, mais en incitant les plus âgés à se retirer.

Marc Tarabella note ainsi : « Quand un agent prenait sa retraite à la CGER, il y avait une fête, la personne était considérée. Une belle montre, un repas à la direction. C’est peut-être symbolique, c’est peut-être éculé, mais quelle différence avec aujourd’hui ! Quand quelqu’un arrive à 54 ans, voire même avant, on le pousse vers la porte de sortie. »[12] Il raconte ensuite le cas d’un ex-collègue à qui la direction a prétendu qu’il devait changer d’air et qui, refusant de partir, a été envoyé dans une agence de village.

Il ne faut certainement pas idéaliser les entreprises publiques. Elles peuvent être gérées comme des firmes privées. En Belgique, c’est le cas, puisqu’il s’agit pour chaque compagnie de se débrouiller avec une enveloppe budgétaire contrainte et habituellement le gouvernement fait appel à des patrons du privé pour les administrer comme, par exemple, Karel Vinck à la SNCB (et bien d’autres)[13].  En outre, dans bon nombre de ces sociétés, le clientélisme politique fait rage. Il y a du bureaucratisme et les attentes pour un service (par exemple le téléphone auparavant) sont parfois longues.

Aucun de ces arguments n’aurait dû être décisif pour passer au « tout privé » et au « marche de concurrence libre et non faussée ». On aurait pu les affronter, en y remédiant. En revanche, céder au privé signifie qu’il n’y a plus qu’un seul critère : la profit. Cela veut dire que seule la demande solvable est fournie et mêmes les plus riches sont les mieux servis, puisqu’ils peuvent payer davantage. Dans une logique de performance financière, mieux vaut avoir quelques clients fortunés pouvant acquérir les biens et services à prix d’or qu’une multitude de consommateurs sans le sou ou ne pouvant s’offrir que le strict minimum[14]. Et la concurrence est rapidement détruite, parce que le but de chaque firme privée est d’éliminer ses rivales et de se positionner comme monopole... mais privé[15].

 

Les prestidigitateurs de la finance

 

            La saga de Fortis a montré aussi une manière de fonctionner du capitalisme privé qui était très éloignée de la « saine démocratie émulatrice » (à opposer au fameux « marché de concurrence libre et non faussée »). Depuis six mois que ce débat accapare les médias, on a pu voir toutes les manigances et manipulations possibles et imaginables, entraînant même un Premier ministre et un ministre de la Justice à démissionner.

            D’abord, il est notable que, dans la fameuse assemblée des actionnaires, symbole de la participation active des propriétaires à la gestion de l‘entreprise, les droits les plus élémentaires d’égalité, de transparence, de possibilité de parole sont bafoués. C’est le plus riche, celui qui dépose le plus grand nombre d’actions, qui décide fondamentalement des orientations. C’est ainsi dans toute firme capitaliste. Les petits actionnaires peuvent protester. Mais les conclusions sont tirées à partir d’un rapport de forces en termes de titre de propriété et donc en définitive de fortune. Le combat de Déminor, de Test Achat ou de maître Modrikamen se heurte à cette réalité essentielle du système.

            Les tours de magicien sont plus nombreux que lors d’un spectacle des plus prestigieux d’entre eux. Grâce à une ordonnance de Justice, le conseil d’administration a pu voter au nom de hedge funds, qui ont acheté leurs actions éventuellement à un euro et qui avaient intérêt au rachat par BNP Paribas. Comme l’écrit l’éditorialiste de Trends, Tony Coenjaerts : « A Gand se trouvaient de la sorte placés sur pied d'égalité des actionnaires qui ont perdu 90% de leur avoir et d'autres qui, ayant acheté leurs titres en deçà d'un euro, s'apprêtent à engranger 100% de plus-value »[16]. Et, en réalité, en vertu de l’apport en capital, il n’y a même pas stricte égalité. Les fonds ont déposé entre 170 et 250 millions de titres. Sur 650 millions au total présent à l’assemblée de Gand, cela représente un joli paquet. De quoi faire basculer toute décision au-delà des débats qu’elle peut susciter.

            Maître Modrikamen ne s’est pas privé de souligner cette anomalie : « Sait-on que le troisième actionnaire de Fortis est un fonds des îles Caïman, avec 70 millions de titres, et que le directeur général de ce fonds est un ancien inspecteur des Finances français siégeant dans de nombreux cénacles avec BNP Paribas ? »[17] Mais rien n’y fit. Les sociétés installées dans les paradis fiscaux purent voter et faire pencher la balance en faveur de la vente à BNP Paribas. Quel paradoxe de voir le gouvernement belge et Didier Reynders, fortement impliqué dans cette affaire, dépendre du bon vouloir de firmes qui ont joué un rôle non négligeable dans les turbulences financières actuelles jusqu’à ébranler Fortis !

            Mais les pouvoirs publics n’ont pas été les moins actifs dans ces tours de passe-passe. Après avoir essayé d’influer sur les décisions de Justice, ils ont tenté de mobiliser l’opinion publique en faveur de leur projet. Juste avant l’AG décisive, outre la carte blanche de Reynders le samedi 25 avril, ils ont mobilisé toute une série de personnalités arguant tous dans un sens : vendre Fortis à BNP Paribas et justifier ainsi l’action du gouvernement. Ainsi, Albert Frère, appelé pour lors roi de la finance belge, dont les affaires en France et les liens historiques avec Paribas ne sont plus à démontrer, s’est permis une incursion dans le débat, osant avouer : « Or, s’il est une société qui est connue dans toute l’Europe pour savoir ce que signifie un engagement, tant vis-à-vis de ses clients, de ses actionnaires et de ses salariés, c’est BNP Paribas. Je suis bien placé pour le dire dès lors que cette institution est le partenaire de mon groupe familial, à son échelon le plus élevé, depuis quatre décennies, aujourd’hui. »[18]. De même qu’est intervenu en ce sens Gérard Delruelle, déjà mentionné. Ou Jean-Louis Duplat, ex-président de la Commission Bancaire[19].

            Oublie-t-on que la banque française a été une des premières à être touchées par la crise des subprimes en liquidant deux de ses fonds qui étaient impliqués dans la titrisation d’actifs[20], dès l’été 2007 ? Ou que les principaux actifs concernent le département « investissement et entreprise », c’est-à-dire celui qui s’occupe des conseils sur les marchés des capitaux ? Pas du tout la banque de détail, qui ne représente, avant l’absorption de Fortis, qu’à peine plus de 10% de l’ensemble des avoirs du groupe. En dix ans, entre 1998 et 2007, BNP Paribas a réalisé un bénéfice total de 42 milliards d’euros. Les quatre dirigeants gagnent ensemble quelque 9 millions d’euros (sauf en cas de crise et de demande expresse du gouvernement français de se restreindre). Qui cela rassure-t-il quand on voit des compagnies financières réputées solides, aux traditions séculaires, disparaître en quelques semaines, voire quelques jours ?

            Quand on relate cette histoire et quand on constate que, dans la firme capitaliste, c’est le plus fort qui l’emporte toujours, au mépris de toute autre considération, comment ne pas appeler à des banques et entreprises publiques ? Au moins dans celles-ci, même si les tours de magiciens peuvent subsister et qu’on n’est pas à l’abri d’escrocs, pensant à leur carrière et non à l’intérêt général, on peut interpeller les pouvoirs publics. Et ceux-ci doivent répondre au final devant des électeurs qui ont droit à une voix chacun.

            La firme capitaliste, elle, répond à la dictature du capital : plus on en a, plus on a de pouvoir. Et, mis à part les transgressions de la loi qui peuvent le conduire devant des tribunaux, le dirigeant est seul maître à bord. Qui peut lui contester cette situation ? Après tout, s’il a envie de tout liquider, de mettre des personnes au chômage et de partir sous d’autres cieux, qui peut l’en empêcher ? L’Etat belge a donc préféré s’en remettre à cette loi. On peut craindre que la population ait à s’en mordre les doigts.

 

Henri Houben

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