Rapport Aghion et recherche prolétarisée
27.01.2010
Développer un « marché du travail international de la recherche ». Tel est l'un des objectifs explicitement affichés dans le rapport d'étape sur la « problématique de l'excellence » remis à Valérie Pécresse par la commission que préside Philippe Aghion, professeur d'Economie à l'Université de Harvard. La recherche est présentée dans ce rapport comme une « activité de production » mondialisée. Au même moment, le Conseil des Ministres du 27 janvier annonce un nouveau renforcement de la « coopération franco-allemande dans les domaines de l’innovation, de la recherche, de l’éducation et de l’enseignement supérieur », manifestement dans le cadre de l'application du Traité de Lisbonne entré en application en décembre dernier, du Processus de Bologne et de la stratégie de Libonne adoptée il y a dix ans. Des ingrédients essentiels d'une politique invariablement poursuivie depuis vingt-cinq ans environ et qui a conduit à l'actuelle crise économique, mais que l'on continue à appliquer coûte que coûte. De même, alors que la commision de dix « experts » que préside Philippe Aghion compte notamment trois professeurs en exercice d'importantes universités des Etats-Unis (Harvard, Stanford, MIT), aucune conséquence ne semble avoir été tirée de la crise actuelle du système universitaire US. Pour un rapport remis au gouvernement et qui s'intitule : « L'excellence universitaire : leçons des expériences internationales », accompagné de surcroît d'une présentation avec le titre : « L’excellence universitaire : leçons des expériences étrangères », c'est pour le moins un peu mince. Surtout, si on pense que les « vérités » de ces « spécialistes » conduisent notamment au démantèlement du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) et des autres établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST), ainsi qu'à la privatisation de fait de nos universités publiques.
A la place du CNRS et des EPST, un « marché du travail international de la recherche » avec une « évaluation au plan international » contrôlée de fait par des lobbies de coupoles influentes. Comme recette, c'est bien simple.
Trop, précisément, si on pense à la manière dont les « conseils » et « expertises » de ce genre de coupoles ont placé les pays occidentaux au bord du gouffre.
Dans l'ensemble, le rapport remis hier à Valérie Pécresse constitue une collection de lieux communs bien connus et de recettes « managériales » répétés une n-ième fois, toujours avec la même suffisance et sans aucun réel argument à l'appui.
Comme si le système universitaire US, posé en exemple dans sa version la plus caricaturale par le rapport Aghion, ne traversait pas une crise profonde.
Pourtant, les membres de la commision présidée par Philippe Aghion étaient censés connaître cette réalité de très près. Par exemple :
- Philippe Aghion, membre du Conseil d'Analyse Economique (CAE) en France, est professeur d'Economie à l'Université de Harvard, l'une des plus touchées par la crise du système universitaire US et qui a notamment perdu 11 milliards de dollars de fonds propres capitalisés et 1.8 milliards en liquidités.
- Bengt Holmstrom est professeur d'Economie au Massachusetts Institute of Technology qui « n'a perdu que » deux milliards de dollars, soit 20% environ de son patrimoine capitalisé .
- Caroline Hoxby est professeur d'Economie à l'Université de Stanford dont les pertes sont actuellement estimées à 4 ou 5 milliards de dollars US, sur des fonds propres capitalisés dont la valeur était de 17.2 milliards en 2008 et pour lesquels l'université déclare à présent une valeur de 12.6 milliards.
On remarquera, en passant, la « grande diversité » des disciplines représentées dans cette commission. Avec également l'ancien conseiller de la présidence de la Commission Européenne André Sapir, professeur d'Economie à l'Université Libre de Bruxelles, membre du groupe d'analyse des politiques économiques auprès de José Manuel Barroso, « Senior Fellow » du think tankBruegel et chercheur au CEPR (Center for Economic Policy Research).
Voir, pour le controversé « rapport Sapir » de 2003 « An Agenda for a Growing Europe. Making the EU Economic System Deliver », le lien :
http://www.euractiv.com/ndbtext/innovation/sapirreport.pdf
Philippe Aghion fut, précisément, l'un des auteurs de ce rapport.
Un autre économiste de la commission Aghion est Mathias Dewatripont, professeur d'Economie à l'Université Libre de Bruxelles et visiting professor au MIT. Plus son ancien directeur de thèse à l'Université de Harvard, Andreu Mas-Colell, actuel secrétaire général de l'European Research Council (ERC).
Ou encore : le directeur du Max-Planck Institute for Research on Collective Goods, l'économiste Martin Hellwig ; l'économiste et ancien ministre hollandais Jo Ritzen ; le directeur de la Fondation Nobel et ancien ministre suédois Michael Sohlman ; et Wilhelm Krull, Secrétaire General du Volkswagen Stiftung.
Le rapport Aghion et sa « présentation » sont accessibles aux adresses :
http://media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2010/...
http://media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/2010/...
(rapport de 50 pages, « présentation » de 24 pages)
Un rapport sur « L'excellence universitaire : leçons des expériences internationales » a donc été rédigé par un groupe formé intégralement d'économistes et de « gestionnaires ».
La remise de l'actuel rapport d'étape de la commission que préside Philippe Aghion coïncide d'ailleurs avec une accélération de l'application de la stratégie de Lisbonne et de la mise en place du tant vanté « marché européen de la recherche ». Sauf que, comme le signale explicitement le rapport Aghion, il s'agit en réalité d'un marché mondial et pas européen, « main d'oeuvre intellectuelle » comprise.
A noter que d'emblée, dans l'introduction au rapport de janvier 2010, Philippe Aghion lui-même écrit notamment :
« Ma conviction est que la France dispose d’ores et déjà d’atouts très importants pour relever ce défi, que les réformes engagées depuis quelques années contribuent à mettre en valeur. »
(fin de citation)
C'est donc un rapport par définition favorable à la politique de Valérie Pecresse.
Quant à la thématique du rapport, elle réduit d'emblée les investissements dans la recherche à «« l’enseignement supérieur d’excellence », les organismes de recherche n'étant même pas mentionnés. Tel est donc le postulat de départ. investir sur l’excellence » ou, plus concrètement, dans
Suivent un graphique sur la « mesure de l'excellence » évoquant notamment le classement de Shanghai, ainsi qu'un « trépied gagnant » pour « développer l'excellence » (accroissement des moyens, développement de l’autonomie, recours aux incitations).
A ce stade, la notion de « développement d'un marché du travail international de la recherche » est explicitement mise en avant. La recherche est présentée comme « l'activité de production qui a été mondialisée le plus tôt ».
Le rapport expédie ainsi, sans aucune analyse, la question de la délocalisation de la recherche et de ses conséquences. Il justifie la politique d'asservissement du travail intellectuel, en réduisant celui-ci à de la « production ».
Pire : réduite à de la « production mondialisée », la recherche scientifique et technologique se retrouve dépouillée de sa vocation d'indépendance par rapport aux grands intérêts privés (financiers, multinationales...).
Les organismes publics de recherche sont d'émblée rayés du tableau. Les moyens sont évalués sur la base du « niveau de financement par étudiant ». L'autonomie des universités doit être, d'après le rapport, pédagogique, financière et sur le plan de la « gestion des ressources humaines ».
De surcroît, seules les « meilleures universités de recherche » intéressent les auteurs du rapport Aghion.
En matière de « logique incitative », le rapport évoque le Conseil Européen de la Recherche ou, pour la France, l'Agence Nationale de la Recherche (ANR) passant outre à l'existence même du CNRS et des EPST.
Quant à l'organisation des universités, le rapport défend d'emblée l'instauration d'une « légitimité exécutive et administrative », avec un conseil d'administration formé pour l'essentiel de « personnalités » extérieures à l'université et qui désigne « un président doté de pouvoirs étendus et responsable devant lui ». Les scientifiques et l'ensemble des personnels se trouvent ainsi dépouillés de tout pouvoir de décision.
Suivent les « initiatives gouvernementales pour stimuler l'excellence », avec « primauté du rôle des jurys internationaux ».
Et notamment, si on suit tel quel le texte de la « présentation du rapport », une « stratégie pour connecter les différents champs disciplinaires et les insérer dans des réseaux internationaux (universités) », ainsi qu'une « collaboration formalisée entre universités et/ou d’autres entités scientifiques publiques ou privées (clusters) ».
L'expression « d’autres entités scientifiques publiques ou privées » peut faire penser à une vague allusion à des organismes publics comme le CNRS. Mais avec un rôle manifestement sécondaire dans le schéma global, et n'apparaissant qu'en même temps que la participation du secteur privé.
De même, à propos de l'Excellenzinitiative allemande, le rapport met en avant comme objectif une direction supranationale de la recherche et de l'enseignement supérieur : « Co-pilotage par la communauté scientifique internationale et les représentants politiques de l'Etat fédéral et des Länder ».
En clair, les notions mêmes d'une recherche publique indépendante et d'un rôle dirigeant d'organismes nationaux sont évacuées du schéma que propose le rapport Aghion. Pourtant, le rôle dirigeant des organismes de la recherche fédérale aux Etats-Unis est bien connu et a joué un rôle déterminant tout au long de l'après guerre. A fortiori récemment, en présence d'une crise universitaire sans précédent.
A quoi peut servir un tel rapport, qui n'est qu'une collection de lieux communs ?
Son contenu est creux. Ses références au « modèle américain » sont doublement faussées, car :
i) Elles dénaturent la réalité de la recherche outre-Atlantique.
ii) Elles occultent la crise du système universitaire US basé sur des établissements « autonomes » avec des fonds propres capitalisés et une gestion de droit privé. Une crise qui frappe, précisément, les « meilleures universités de recherche » tant vantées dans le rapport.
iii) Elles passent outre également au constat accablant dressé par Barack Obama lui-même sur l'état de l'éducation et des connaissances scientifiques de la majorité de la population aux Etats-Unis, résultat d'une politique d'enseignement privatisé et cher.
S'agissait-il de voler au secours de Valérie Pécresse, avec en toile de fond les enjeux financiers du « grand emprunt » ?
Ou d'apporter, par la composition de la commission, une caution sociale-démocrate à la politique de Nicolas Sarkozy ?
Pour rappel, un extrait du site des National Institutes of Health (NIH) des Etats-Unis :
http://www.nih.gov/about/NIHoverview.html
The National Institutes of Health (NIH), a part of the U.S. Department of Health and Human Services, is the primary Federal agency for conducting and supporting medical research. Helping to lead the way toward important medical discoveries that improve people's health and save lives, NIH scientists investigate ways to prevent disease as well as the causes, treatments, and even cures for common and rare diseases. Composed of 27 Institutes and Centers, the NIH provides leadership and financial support to researchers in every state and throughout the world.
For over a century, the National Institutes of Health has played an important role in improving the health of the nation. The NIH traces its roots to 1887 with the creation of the Laboratory of Hygiene at the Marine Hospital in Staten Island, NY.
The NIH is an agency of the U.S. Department of Health and Human Services. With the headquarters in Bethesda, Maryland, the NIH has more than 18,000 employees on the main campus and at satellite sites across the country.
With the support of the American people, the NIH annually invests over $28 billion in medical research. More than 83% of the NIH's funding is awarded through almost 50,000 competitive grants to more than 325,000 researchers at over 3,000 universities, medical schools, and other research institutions in every state and around the world. About 10% of the NIH's budget supports projects conducted by nearly 6,000 scientists in its own laboratories, most of which are on the NIH campus in Bethesda, Maryland.
(...)
Scientific Leadership
In every state across the country, the NIH supports research at hospitals, universities and medical schools. The NIH is training the current and next generation of researchers to ensure that the capability to advance medical science remains strong. Many of these scientists-in-training will go on to become leading medical researchers and educators at universities; medical, dental, nursing, and pharmacy schools; schools of public health; non-profit health research foundations; and private medical research laboratories around the country.
As a Federal agency, the NIH considers many different perspectives in establishing research priorities. A very competitive peer-review system identifies and funds the most promising and highest quality research to address these priorities. This research includes studies that ultimately touch the lives of all people.
The NIH's own scientists, and scientists working with support from the NIH grants and contracts, have been responsible for countless medical advances. More than 100 of these scientists have received Nobel Prizes in recognition of their work.
At the forefront of research, the NIH focuses on current and emerging public health needs and promising areas of science. The NIH makes medical breakthroughs happen to improve people's health and save lives.
(fin de citation)
et à propos des projets scientifiques :
http://grants.nih.gov/grants/grant_basics.htm
What Does NIH Look For?
NIH funds grants, cooperative agreements, and contracts that support the advancement of fundamental knowledge about the nature and behavior of living systems to meet the NIH mission of extending healthy life and reducing the burdens of illness and disability. While NIH awards many grants specifically for research, we also provide grant opportunities that support research-related activities, including: construction, training, career development, conferences, resource grants and more.
We encourage:
1. Projects of High Scientific Caliber
NIH looks for grant proposals of high scientific caliber that are relevant to public health needs and are within NIH Institute and Center (IC) priorities.
(...)
(fin de citation)
Ce n'est qu'un exemple des principes qui guident le fonctionnement des institutions de la recherche fédérale aux Etats-Unis. Quant aux universités privées comme Harvard ou Johns Hopkins, elles existaient déjà au moment de la montée de la recherche fédérale. Cette dernière s'y est donc adaptée, comme elle s'est adaptée à l'existence des Etats qui forment les USA et qui développement leurs propres institutions. Mais la recherche fédérale assume globalement le rôle dirigeant dans l'ensemble des Etats-Unis, étant à la fois réalisatrice de la recherche et source de moyens. Doit-on vraiment s'étonner si le rapport Aghion passe complètement sous silence des faits aussi essentiels ?
En passant, à différence de l'ANR qui attribue les crédits d'après une prétendue « pertinence économique pour les entreprises », le financement des projets par les NIH est basé, d'après leurs textes, sur l'intérêt pour la « santé publique ».
Pourquoi faire plus compliqué ?
Que penseraient les citoyens des Etats-Unis, si les NIH déclaraient financer les projets d'après leur « pertinence économique pour les entreprises » du secteur pharmaceutique ?
Enfin, force est de constater que Wikipédia écrit :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Aghion
Philippe Aghion est un économiste français, né en 1956, . Il enseigne actuellement à Harvard et à l'École d'économie de Paris.
Ancien élève de l'École Normale Supérieure de l'Enseignement Technique (devenue en 1985 École Normale Supérieure de Cachan, ENS Cachan), docteur d'économie à Harvard, il a enseigné au Massachusetts Institute of Technology (MIT), à Oxford, puis à Harvard. Tout en restant professeur à cette dernière université, il enseigne à partir de 2006 à l'École d'Économie de Paris.
Ses travaux de macroéconomie ont principalement porté sur les concepts d'innovation et de croissance.
Il est membre du Conseil d'analyse économique (CAE). Il a fait partie de la Commission pour la libération de la croissance française, dite Commission Attali, dont le rapport a été rendu le 23 janvier 2008 au président Nicolas Sarkozy. Il est un des conseillers en économie de Ségolène Royal.
(fin de citation)
Dont acte.
Voir aussi nos articles :
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Indépendance des Chercheurs
http://science21.blogs.courrierinternational.com
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